L’innocent massacre

André BOURGUIGNON

Le 9 avril 1996 disparaissait notre grand ami André Bourguignon.Nous mesurons aujourd’hui combien sa pensée nous manque. Les deuxpremiers tomes de son Histoire naturelle de la Nature1, L’hommeimprévu (1989) et L’Homme fou (1994), constituent un fonds culturel exceptionnel, un trésorpour toute instruction solide sur le cosmos, le vivant et l’hominisation. André Bourguignon préparait un troisième et derniervolume, L’innocent massacre,«essai sur l’élevage des enfants» dont il avait établile plan et écrit quelque deux cents pages. Odile Bourguignon, sacompagne, publie2 un livre de textes choisis dans lequel elle inscritl’introduction de ce troisième volume, non revue par l’auteur et que nous sommes heureux depublier pour nos lecteurs.

J. R.


1. André Bourguignon, Histoire naturelle de la Nature, PUF.
2. In André Bourguignon, Psychopathologie et épistémologie, PUF,1998.

Dans les deux premiers volumes de cette Histoire naturelle de l’Homme, j’ai d’abord replacé notre espèce dans l’histoire de l’Univers, de la Terre et de la vie et ensuiteproposé une interprétation de sa spécificité en me fondant sur les données actuelles des scienceshumaines et naturelles. Mais cette Histoire ne pouvait pas se clore sansune interrogation sur les malheurs causés par l’Homme et sur lessouffrances qu’il s’inflige depuis des millénaires. La «misère du monde» est sanslimite et les horreurs, les crimes de l’Homme ont atteint auXXème siècle un degré jamais égalé. Guerres, génocides,famines se sont succédé presque sans interruption, alors que l’Homme devenait de plus enplus maître de la Nature, de plus en plus savant et capable de produiredes biens en suffisance pour l’humanité entière. Il n’est plus admissible de vouloir rendre compte de tant de malheurs eninvoquant quelque «péché originel» ou en affirmant, dans uneversion laïque, avec Hobbes, Darwin et Freud, que le mal est constitutifde l’Homme. C’est la forme laïque et scientiste du péché originel. Il fautadopter une attitude scientifique et naturaliste et rechercher les racinesde ce mal dans la phylogenèse, dans l’histoire de l’humanité et dans l’ontogenèse de l’individu.

La théorie de l’évolution est là pour nous dire quel’humain s’enracine dans l’animal, qu’il fautdonc commencer par comprendre le comportement animal, l’interpréter sans recourir à nos catégories morales et éthiques, sans anthropomorphisme. Ensuite, quand ils’agira de comprendre l’Homme, il faudra éviter lepiège du zoomorphisme et rejeter l’adage classique homo hominilupus que Freud tenait pour une vérité irréfutable. Car si l’humain s’enracine dans l’animal, il n’en reste pas moins qu’il y a de l’un àl’autre comme une «transition de phase», selon l’expression du physicien. Ce que nous avons en commun avec l’animal,en particulier les animaux supérieurs, c’est d’abord lavie bien entendu, mais aussi la reproduction sexuée et l’élevage des petits, l’affirmation de soi et la curiosité. Nous verrons quelles transformationsont subies ces propriétés quand Homo sapiens est devenu un êtreparlant et réfléchissant.

La définition du psychisme que j’avais proposée dans L’Homme fou me paraît aujourd’hui trop étroite, car ellen’était applicable qu’aux vertébrés supérieurs.En effet, l’émergence du psychisme s’est faite en deux étapes au cours del’évolution ; à un psychisme purement perceptif s’estadjoint chez Homo sapiens un psychisme réflexif. La perception estapparue avec le système nerveux (SN) et les premiers organes des sens, c’est-à-diredes systèmes capables de transformer diverses formes d’énergieen activité neuronale. La vision, par exemple, est déjà biendifférenciée chez les mollusques et les arthropodes, comme les crustacés et les insectes.

Le psychisme réflexif, conséquence de l’apparition du langageparlé, a fait l’Homme, sa grandeur et sa misère. Avec laréflexion l’Homme a acquis le pouvoir d’interpréter lemonde, de s’interpréter lui-même, de se définir avant même de percer les mystèresde la Nature. C’est pourquoi toutes les interprétations, hormiscelles qui avaient trait à ses besoins élémentaires, étaientfausses, ce qui ne l’a pas empêché de les convertir aussitôt en croyances et ils’est, en cela, différencié de l’animal. Il s’est ainsi donné une interprétation du monde, du rôle de la femmedans la procréation, de la nature de l’enfant, de la mort qu’il arefusée en imaginant une autre vie après la mort.

Chez lui, la curiosité de l’animal s’est transformée endésir de savoir et peu à peu en science. Et du désir de pouvoirest née la technique, puis l’industrie. Quant à l’affirmation de soi, elle est devenue haine et agression tournées verstout ce qui lui était étranger. L’intérêt pour leschoses inconnues, déjà présent chez l’animal, a pris desproportions gigantesques et a engendré le désir de possession, bientôt transformé en auri sacrafames, en exécrable soif de l’or. C’est la source desmalheurs de l’Homme, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer quelque tare inhérente à sa nature.

Le grand moment de l’histoire de l’humanité a été lepassage du nomadisme à la sédentarité qui n’a fait querenforcer, décupler des tendances qui étaient restées latentes jusqu’alors.

Si l’Homme a le pouvoir de se définir, d’interpréter sanature, il a aussi le pouvoir de se fabriquer, non seulement parcequ’il fait son histoire, mais surtout parce que la façon dont iltraite ses petits va déterminer dans une certaine mesure leur caractère et leur comportement.Ainsi l’Homme procrée des enfants et ensuite les façonne enfonction de ses croyances, ce qui revient à dire que l’enfant estautant, sinon plus, mère et père de l’adulte que ceux-ci sont mère et père de l’enfant. C’est pourquoi j’insisterai sur cette«fabrique» de l’Homme par l’Homme à travers lesâges, qui me semble être une des sources principales de son malheur. La science s’est péniblement dégagée de la religion, mais depuis le XVIIème siècle elle a pris un élan irrésistible. Ceux qui voient en elle une source indirecte de notre misère oublient que c’est elle qui péniblement démolit les vaines croyances pour nous offrir à la place une vision cohérente du monde.C’est donc sur elle que je m’appuierai pour montrer comment l’élevage puis l’éducation de l’enfant jouent un rôle déterminant dans le triste destin de l’humanité. Chercher les racines du malrelève plus de la science que de la morale, de la religion ou de lamétaphysique.

Six chapitres seront donc consacrés à la validation des hypothèsesque je viens d’avancer. Le premier chapitre sera consacré auxanimaux, à la façon dont ils se comportent avec leurs petits et entreeux, à leur attitude faceà la mort et à leur intérêt pour les choses inconnues. Jemontrerai ensuite ce qu’était l’Homme nomade, ce qu’il est devenu après s’être sédentarisé et comment ilévolue dans les sociétés où se développent la science et l’industrie. L’histoirede la femme et de l’enfant occupera le troisième chapitre,autrement dit comment la fabrique de l’enfant a évolué avec laculture. Je montrerai par là que l’Homme est bien loin d’élever aussi bien ses petitsque l’animal.

Pour démontrer l’influence que peut avoir l’environnementsur la formation du psychisme humain, je fournirai dans le quatrièmechapitre des preuves tirées de la neurobiologie, en particulier del’ontogenèse du système nerveux central (SNC). Viendra ensuite un chapitre consacré à desexpériences involontaires que l’Homme a faites sur des enfantsdans des circonstances exceptionnelles. Enfin je poserai la question desavoir si, en dépit de nos connaissances actuelles, nous élevons ou nous pouvonsélever nos enfants mieux qu’autrefois.

Pour conclure ce troisième et dernier volume de l’Histoire naturelle de l’Homme, je proposerai unesynthèse — provisoire — de ce que nous a appris la sciencedepuis cinquante ans sur l’Univers, sur la vie et sur l’Homme.