En amont de la crise financière :
un système contre nature

René PASSET

L’amont de la crise, c’est d’abord unemutation incomprise qui marque le passage d’une phase dedéveloppement fondée sur l’énergétique, à une phasedominée par l’informationnel. Accompagnant ce "changement d’ère1", lesmoteurs du développement se déplacent vers l’immatériel ;le fonctionnement des marchés, les mécanismes régulateurs de laproduction, de la répartition, de l’échange national et international, setransforment radicalement2. Un nouveau paysage, à la fois économiqueet social, se dessine. Mais on continue àregarder le monde avec leslunettes du passé.


1. Pour reprendre l’expression de Jacques Robin, Changer d’ère, Le Seuil, Paris, 1989.
2. Voir René Passet, "Ces promesses des technologies del’immatériel", Le Monde diplomatique, n°33, juil.
1997 ;"Saisir le moment où tout peut basculer", Le Monde diplomatique,n°35, sept. 1997.

A vouloir imposer à la réalitééconomique une logiquequi lui est fondamentalement étrangère, la finance a fini par scierelle-même la branche qui la soutenait. Pourtant elle était belle laRépublique sous l’Empire ! Avant 1971, alors que régnait encore le régime de changesfixes établi en 1944 à Bretton Woods, Milton Friedman et sesémules monétaristes ressassaient les mérites de la librefluctuation des devises qu’ils appelaient de leurs vÏux. Libres de leurs mouvements et n’obéissant plus qu’aux lois des marchés, les monnaiesretrouveraient leur véritéqui n’était autre que celle del’économie réelle.

Et voici que le rêve se matérialisait : c’était en1971 la rupture du dollar et de l’or, proclamée par lePrésident Richard Nixon, suivie en 1973 de la libre fluctuation desmonnaies, puis en 1982-1983 sous l’impulsion de Ronald Reagan et Margaret Thatcher la déréglementation,puis en 1990 le libre échange à l’échelle mondiale.

Nous allions voir ce que nous allions voir. Nous avons vu.

1. Ce devait être la fin de la spéculation et les retrouvaillesavec les "fondamentaux"

  • La spéculation s’est déchaînée àl’échelle mondiale. "Les actions que l’on achète etvend instantanément, écrit Charles Goldfinger1, la monnaie qui faitle tour du monde en quelques secondes sont dématérialisées. On netransporte plus de billets ou de lingots, on envoie des messagesdigitaux(...) La nouvelle monnaie est informationnelle". De toutes lessphères d’activité, c’est donc celle-ci, mettant en contact permanent, de jour et de nuit, toutesles places financières du monde, qui a le plus bénéficié dudéveloppement de l’informationnel.

    Désormais alimentés par la recherche de quelques dixièmes depoints de variation - simplement anticipés - les fluxd’argent se déplacent, tournent et s’enflent de façondisproportionnée. Selon la BRI (Banque des règlements internationaux), les transactionssur le marchédes changes atteignaient 1 300 milliards par jour en 1995contre 18 milliards au début des années 1970 et 200 milliards en 1986; elles sont estimées, en 1997, à environ 1 500 milliards de dollars représentantcinquante fois le montant des échanges de biens et de services.

    Tout ici n’est pas pervers, mais le devient très vite :l’entrepreneur qui se prémunit contre une éventuelle variationdéfavorable du cours des matières premières dont il est acheteurà terme, par une opération symétrique de vente également à terme, ne fait que segarantir ; mais, de vendeur en acheteur à terme -désirantsuccessivement se couvrir - se forment d’énormes pyramidesspéculatives. Ce sont les "marchés dérivés" dont, fin 1995, l’encours atteignaitcinquante fois l’équivalent du PIB américain. Ces marchés,particulièrement sensibles, sont à l’origine de nombreuxscandales financiers : la Barings, le Comtéaméricain d’Orange, Daiwa, Procteret Gamble... "De cette opposition entre la sphère de l’économie et celle de la finance, prévenait en 1987 Jean Peyrelevade,naît une instabilité fondamentale qui risque, si l’on n’y apporte attention, denous emporter tous". La suite prouve qu’il n’avait pastort.

  • La finance mondialisée n’a cure des"fondamentaux" nationaux que l’on devait, paraît-il,retrouver. La logique qui inspire ses mouvements n’a rien à voiravec cela.

    - Ce n’est pas une logique du réel. "La politique de laFrance, pouvait encore dire le général de Gaulle, ne se décide pasà la corbeille". Durant les Trente Glorieuses en effet, "l’ardente obligation du plan" déterminait les objectifs prioritaires de l’économieréelle et c’est le monétaire qui s’adaptait.Désormais la situation est inversée : c’est la monnaie qui estpremière et le réel qui s’adapte. Les taux d’intérêt ne découlent pas de donnéesréelles mais des anticipations des opérateurs et des impératifs destabilité monétaire des banques centrales ; c’est alorsl’investissement qui réagit à l’intérêt déterminé en dehors des besoins et disponibilités en capital.

    - Ce n’est pas une logique de croissance. Par rapport àcelle-ci la déconnexion est spectaculaire : de 1961 à 1983-1984 auxEtats-Unis, les variations boursières se font dans le même sensque l’^évolution du PIB, puis la Bourse s’envole sans que la croissance aitchangé de rythme ; en octobre-novembre 1994, c’est même lacroissance qui inquiète la spéculation :celle-ci craint les tensions inflationnistes qui conduiraient àélever les taux d’intérêt ; depuis l’extension de lacrise née au Sud-Est asiatique, les bourses mondiales fluctuent augré des vents -et des mésaventures "lewinskiennes" du président Clinton - sans quecela ait grand chose à voir avec la croissance.

    - Ce n’est pas une logique de mise en valeur des territoires.Quand Renault ferme son établissement de Vilvorde la Bourse salue,dès le lendemain, l’événement en valorisant ses actions de13 % ;quand Moulinex ferme deux usines en France et supprime 1 800 emplois enNormandie, ses actions gagnent instantanément 21 %.

    - Ce n’est pas une logique de l’homme. AndréOrléan montre comment l’émergence d’une économie demarché financier s’accompagne d’un nouveau pacte socialfondé sur une conception particulière des droits individuels : "L’individu, dit-il, y estdéfini comme un portefeuille de droits-créances dont il fautdéfendre la valeur2". Tout ce qui s’oppose au rendement de ceportefeuille est donc remis en cause : la protection sociale, la fiscalité, donc la fonctionpolitique de l’Etat. Ce n’est pas vers la consécrationde la personne que l’on s’achemine, mais vers un renforcementdu réductionnisme que comportait déjàla notion d’individu chèreà la pensée libérale.

    - C’est une logique de fructification rapide d’unpatrimoine financier. L’actionnaire moyen, théoriquementcopropriétaire de l’entreprise, est d’abord un rentier quigère - place et déplace- son patrimoine. Dans les principaux pays industrialisés, lemarché boursier "primaire" consacréau financement d’activités nouvelles concerne une proportion mineure (de l’ordrede 5 à 10 %) du volume des échanges de titres : le marchéspéculatif "de l’occasion"représente donc 90 à 95 % de ces échanges. La "théorie duportefeuille", consacrée en 1990 par le prix Nobel de HarryMarkowitz, démontre que le choix d’un titre doit dépendre moins de l’analyse fondamentale del’entreprise émettrice que de la composition du portefeuille del’acquéreuréventuel. Cette logique financière se boucledonc sur elle-même.

    Comme dans la comparaison proposée par Keynes, d’un"concours de beauté"dans lequel les lecteurs d’un magazinedoivent deviner celle que le plus grand nombre choisira comme la belled’entre les belles, ce que pense chacun en matière de placements est moinsimportant que ce qu’il pense que les autres pensent3. Nous sommesalors dans une situation dite "chaotique", exposée auxentraînements irréfléchis des foules. On nous présente le financier comme le vigileannonciateur de l’avenir, il n’est que le mouton de Panurge.Les mouvements spéculatifs procèdent par vagues qui s’amplifient et se dégonflent d’elles-mêmes. Les bulles enflent et éclatent. Dans les années 80, chacuncontinuait à investir - simplement parce que les autres lefaisaient -dans les secteurs de l’habitat et du bureau donttout le monde savait - sauf ceux dont le métier aurait étéde savoir -qu’il était en crise. De même, dans les années 1990, le"miracle" des pays alors émergents du Sud-Est asiatiqueprovoquait-il, par effet d’entraînement, une sorte de moderne "ruée vers l’or", suivied’une fuite tout aussi massive, spectaculaire et préjudiciableàl’économie réelle. Où sont les "fondamentaux"dans tout cela ?

    2. On avait promis l’allocation optimale des ressources àl’échelle mondiale

    C’est le contraire qui se produit. Ce ne sont pas les besoinsde développement des nations qui attirent les capitaux, mais lesopinions de quelques spéculateurs. Ë l’inverse de ce qui nousétait promis, c’est la finance qui étend son emprise sur l’économie réelle,lui impose sa loi et l’oriente en fonction de ses exigencespropres.

  • La dérégulation renforce le pouvoir de la sphèrefinancière. Entreprises et Etats s’émancipent de l’intermédiation du secteur bancaire pour se financer directement sur lesmarchés en émettant des titres négociables. Aux Etats-Unis, en 1970, les banquesassuraient 80 % du financement des entreprises et seulement 20 % en 1990.A l’échelle mondiale, la valeur des actions/obligations etautres titres cotés en bourse dans quatre-vingts pays du monde passe de 2 700 milliards dedollars en 1980 à 18 000 milliards en 1998.

    La finance "absorbe" la monnaie. Elle imagine sans cesse denouvelles formes d’actifs hybrides, associant la rentabilité duplacement avec la liquidité de la monnaie, et venant concurrencer les moyens de paiement traditionnels; par la voie d’Internet, du "cybercash", de la monnaieélectronique, apparaissent de nouveaux espaces de paiement quiéchappent au contrôle des institutions monétaires traditionnelles. Une certaine Newmonetary economics va jusqu’à proposer, dans la ligne deFriedrich Hayek, de substituer à la monnaie centrale un système delibre concurrence entre moyens de paiement privés.

    Le rôle des investisseurs dits "institutionnels" (fonds depensions, fonds de placements collectifs, compagnies d’assurances...), prépondérant dans les pays anglo-saxons, s’étend à l’échelle du monde. Les fonds de pension - nés du placement descapitaux liés au financement des retraites au niveau des entreprisesprivées - représentaient 28 % du PIB britannique en 1980 et 73% en 1993 ; et, aux mêmes dates, 34,6 % et 68 % du PIB américain. Il faut y ajouter les fondsdétenus par les autres grandes catégories d’investisseursinstitutionnels que sont les compagnies d’assurances et, surtout auxEtats-Unis, les fonds de placements collectifs : "money market funds"ou "mutual funds"4. Selon le FMI, l’actif total desinvestisseurs institutionnels représentait, en 1980 et 1993, respectivement 20,3 % et 47,4 % du PIB en Allemagne, 64,1 % et 165, 3% auRoyaume-Uni, 59,3 % et 125,6 % aux Etats-Unis. Ces fonds représententdes masses considèrables, très concentrées et conférant àceux qui les détiennent un pouvoir de pression redoutable aussi bien sur les entreprisesque sur les Etats. La finance en s’étendant change de nature :d’un secteur important mais particulier de l’économie,elle devient une activité transversale, au cÏur de toutes les activités économiques.

  • Les entreprises sont subordonnéesà une logique derésultats immédiats qui n’est pas celle de leurdéveloppement à long terme. Si la Banque, dont c’est lemétier, s’associe généralement au capital des groupes, qui eux-mêmes participent souvent aucapital des banques, la Bourse en revanche obéit àune logique despéculation5. La rapidité de la réaction devient tellementessentielle que l’automatisme des ordinateurs est parfois substitué aux hommes. L’entreprise dont les actions cotées fléchissent passagèrement endeçà de sa valeur fondamentale peut faire l’objet, à toutmoment, d’une OPA. Au regard de la spéculation, elle devient une marchandise commeles autres, que l’on achète et que l’on vend, parfoisaprès l’avoir débitée en quartiers. Le "Quarterlyreport" oblige, tous les trois mois, à présenter un bilan flatteur à Wall Street. Lesgestionnaires de fonds de pension, introduits dans les conseils d’administration des entreprises (corporate governance), leur imposent desimpératifs de profitabilité immédiate et certains vont jusqu’à publier des listes noires desociétés ne servant pas suffisamment de dividendes à leursactionnaires. C’est le "now nowism" (tout, tout de suite)opposé aux perspectives longues : "Mon long terme à moi, se plaisait à déclarer un opérateur quecite James Tobin, c’est les dix prochaines minutes6". Cela nefavorise guère l’investissement à rendement différé, larecherche-développement, la formation, indispensables au développement des firmes.

    L’entreprise devient à son tour, un acteur du systèmequi la menace7. Avec d’autant plus de facilité que le groupeauquel elle appartient se trouve le plus souvent placé sous la couped’une holding financière. Elle trouve sur les marchés l’avantage d’éviter lescoùts et les délais de l’intermédiation bancaire, de fairefructifier une trèsorerie qu’elle ne peut laisser en sommeil, dese prémunir contre des variations de change ou de taux d’intérêtaffectant les résultats d’exploitation de façon parfoisimportante. Les groupes se réorganisent donc, afin notamment defaciliter leur accès à la finance. Les activités spéculatives deviennent, pour eux, unesource importante de profits. Certains louent leurs réseaux detransmission de données, et vendent leurs services à d’autresfirmes et même à des institutions financières.

    Selon P. Ricarte8, les produits financiers des groupes françaisaugmentaient de près de 60 % entre 1983 et 1990 et passaient de 4,1 %à 6,5 % de la valeur ajoutée. Henri Bourguinat9 cite le responsabled’une des plus grandes banques françaises selon lequel, en 1993, deuxcents traders lui ont fourni un résultat supérieur à celui de ses15 000 employés occupés à des tâches traditionnelles. Lorsque, comme en France depuis 1992, les tauxd’autofinancement des entreprises (134 % en 1994, 118 % en 1997)sont largement supérieurs aux besoins, cela signifie qu’une part importante de leurs ressources est orientée vers des placementsà court terme non créateurs de richesses pour la collectivité.Où est donc l’allocation optimale des facteurs quand les formesfinancières de l’investissement se développent au détriment de ses formes productives? "La logique productive, conclut Claude Serfaty, qui poussait sansdoute les grands groupes français dans la course à l’internalisation de leurs activités, au cours des années 1980, apparaît à peine quelques annéesplus tard intégrée dans une logique financière et de plus en plussubordonnée à celle-ci"10.

  • Le pouvoir économique se déplace du niveau des nationsà celui de la planète et de la sphère publique à celle desintérêts privés.

    - C’est le règne des créanciers. Alors que jusqu’à la fin des années 1970, nous dit Jean-Paul Fitoussi11, lesdétenteurs de capitaux se heurtaient aux perspectives limitées de placement offertes par le cadre national, le décloisonnement et ladéréglementation des marchés leur ouvraient des espaces danslesquels d’immenses besoins restaient à satisfaire. Avec cetteouverture - qui ne changeait rien, en revanche, à la faiblesse du stock de capitalpar tête à l’échelle mondiale - le rapport de forcesse modifiait à l’avantage des créanciers. Ce sont eux qui allaient faire la loi et ceci explique notammentla priorité donnée, à peu près partout, aux politiquesanti-inflationnistes. Le capital en effet ne redoute rien tant que l’inflation qui érode les taux d’intérêts réels. Finies donc les grandes politiques derelance par les salaires, l’investissement ou le déficit desbudgets publics. Priorité à la rigueur, aux équilibres et à lastabilité promus au rang de dogmes et décrétés indépendamment de touteconjoncture, en fonction des seuls impératifs de la finance. Sur cescritères, l’OCDE distribue blâmes et compliments, le FMIimpose ses recettes de redressement à tous les pays quels que soient leurs besoins réels et quelles quesoient les circonstances, Maastricht détermine ses critères departicipation à l’euro. Les marges de résistance nationales sont faibles, car il n’est pas une banque centrale au monde qui se trouve en mesure de résisterdurablement à la spéculation. Comme l’affirme DominiquePlihon12 "les réserves officielles des grands pays industriels (principale arme dedéfense des monnaies) ne représentent pas plus que le montantquotidien des transactions sur le marché des changes". Ainsi lesgrandes options des politiques nationales sont-elles conditionnées par les impératifs de la sphère financièreinternationale. Quelques jours de spéculation suffisaient, en 1993, pourmettre à mal le système monétaire européen dont lesrestrictions qu’il imposait aux fluctuations des cours limitaient les perspectives de gainsspéculatifs.

    - Une nouvelle configuration de pouvoirs se dessine donc àl’échelle mondiale. Le pouvoir réel échappe aux Etats.Les grands choix politiques, qui devraient faire l’objet dedébats nationaux, sont confisqués par un petit nombre d’acteurs. Des cercles d’intérêtsplient ainsi la marche de l’économie réelle à leursconceptions. Un rapport de la Banque fédérale de réserve américaine estime que six banques commerciales contrôlent 90 % desopérations sur les produits dérivés. Une étude du Fondsmonétaire international affirme que trente à cinquante banques (etune poignée de maisons de courtage) tiennent le marché des changes et desdevises-clés.

    Les flux de capitaux se détournent des régionsdéfavorisées du monde où ils seraient particulièrement nécessaires, pour se concentrer sur la Triade (Etats-Unis, Unioneuropéenne, Japon). L’Afrique subsaharienne, l’Asie du Sud, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord restentmarginalisés. Où est l’allocation optimale des ressources ?

    Avec le projet d’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI), négocié dans une clandestinité suspecte ausein de l’OCDE, on voit se dessiner l’image du mondequ’entend nous imposer l’univers transnational des affaires : un monde mis en coupe réglée,tout entier finalisé par la fructification du capital financier, uneplanète enserrée dans le réseau tentaculaire d’intérêts n’ayant que des droits, imposant leur loi aux Etats et leur demandant descomptes, exigeant le dédommagement des manques à gagner liés à la protection sociale, à la défense de l’environnement, de la culture et de tout ce qui fait l’identitéd’une nation. Le fric valeur suprême et les hommes pour leservir. Mais on en a déjà parlé ici même.

    3. Si, comme on nous l’avait promis, la finance retrouve bienl’économie réelle, ce n’est que pour mieux s’auto-détruire en la détruisant

  • Elle sape la base sur laquelle elle repose. Tout le jeu dela sphère financière consiste à maximiser la part qui lui revientau détriment des autres sphères : économique, naturelle ethumaine. Les surplus de productivité (c’est-à-dire la part du produit qui reste disponible après que l’on a assuré la reproduction des facteurs qui ontcontribué à sa formation), se répartissent entre :

    - les salariés, sous forme d’augmentation des salaires, duvolume de l’emploi ou de réduction des temps de travail ;
    - les consommateurs, sous forme d’augmentation des pouvoirs d’achat ;
    - le capital productif et financier, sous forme d’investissements etde dividendes ; - l’Etat, bien sûr, et la protection sociale.

    La pression de la sphère financière s’exerce au détriment de toutes les fractions du revenu qui réduisent la sienne.Ainsi s’expliquent :

    - en ce qui concerne les travailleurs, la pression sur les salaires, leslicenciements, l’hostilité à la réduction des temps detravail ;
    - envers les consommateurs, l’opposition aux politiques de relancepar le pouvoir d’achat ;
    - la dénonciation du "trop d’Etat" et de laprotection sociale envisagés du seul point de vue du coût que représente leur financement ;
    - la pression sur les entreprises pour qu’elles distribuent lemaximum de dividendes au détriment des investissements à rendement différés, qu’elles favorisent l’immédiat plutôt que le durable.

    Ainsi donc, la libération de l’homme par la machine setransforme-t-elle en chômage et exclusion sociale ; la part des salairesa-t-elle sensiblement régressé dans les produits nationaux (enFrance, de 68 % en 1985 à 60 % en 1994) ; à l’heure où les technologies suppriment lesdistances, l’espace mondial se fracture et l’écart entreles revenus les plus élevés et les plus bas ne cesse de se creuser ;au moment où la production alimentaire mondiale dépasse sensiblement les besoinsfondamentaux, la malnutrition et la famine se développent dans le monde; à l’époque où les technologies de l’immatériel permettent d’économiser matières et énergies, la croissance productiviste menaceles régulations mêmes de la biosphère. Ce modèle, qui sape lesocle matériel sur lequel il repose, n’est pas viable. C’est toujours l’économie réelle qui a le dernier mot. Laissée à elle-même,l’évolution actuelle ne comporte guère que trois issues :

    - l’autodestruction lente du système, allant jusqu’au bout de sa logique et entraînant avec lui l’humanité ;
    - l’éclatement brutal soit par explosion de la bullefinancière, soit par la révolte des hommes ;
    - la recomposition et l’émergence progressive d’unnouveau système, par accumulation de solutions ponctuelles apparemmentdisparates, mais qui convergeraient spontanément sous l’effet del’évolution commune qui les porte : image d’un système fractal dontune suite désordonnée de points finit par former une image cohérente.
  • Les voies d’une action volontariste. Les catastrophesqu’annoncent les deux premières solutions et les incertitudes dela troisième imposent de rechercher les voies d’une action volontariste. Le grand tort du FMI en la matière est den’avoir pas compris que les crises avaient changé de nature et s’étaient déplacées du champ des politiques publiques à celui des acteurs privés. Il persiste donc à imposer les mêmes contraintes budgétairestout en continuant - comme l’abeille inconsciente - à déverser son miel (qui d’ailleurs s’épuise) dans des alvéoles privées de fond. Comble de l’aberration, ne va-t-il pas aujourd’hui jusqu’à préconiser un renforcement des rigueurs dans despays comme la France, qui n’échappent encore à la crisequ’en raison du dynamisme de leur demande intérieure ? Veut-il asphyxier cedernier moteur ?

    Ce n’est pas de jouer le jeu du système qu’ils’agit mais d’en rompre la logique. Pour cela, sanssous-estimer les marges de manÏuvre nationales (le Chili, par exemple, amontré qu’une nation pouvait rétablir, seule et avec succès, un certain contrôle des mouvements decapitaux), la concertation internationale devient primordiale. Il s’agit de porter l’intervention publique au niveau desphénomènes qu’elle doit réguler et des pouvoirs qu’il lui faut soumettre aux exigences del’intérêt général. Remettre la finance dans son rôle d’instrument et non plus de finalité suppose que l’onagisse simultanément dans plusieurs directions :

    - la transparence : des entreprises, des équilibres nationaux etdes établissements financiers ;
    - le renforcement des dispositifs de contrôle : ratio Cooke,modèle Morgan d’évaluation des risques, dépôts degarantie exig^és sur les opérations à terme ;
    - les "grains de sable" de Tobin : c’est-à-dire desformes de taxation des transactions financières (dont la taxe qui porteson nom est une forme parmi d’autres également possibles)susceptibles de contrarier la spéculation pure sans nuire aux échanges commerciaux.
    - plus radicalement, les deux voies préconisées par MauriceAllais, théoricien pourtant libéral : celle de la constitution devastes zones communautaires homogènes conciliant le libre-échangeinterne avec la protection en leur périphérie ; et celle du rétablissement d’un authentiquesystème monétaire international qui irait certainement plus loin queles douze propositions récemment formulées par notre ministre desfinances.

    Il serait déplorable que l’Europe, aujourd’hui à forte majorité social-démocrate, ne soit pas capable de saisir cetteconjonction unique pour formuler des propositions cohérentes etnovatrices en ce domaine.


    1. Charles Goldfinger, L’utile et le futile, Odile Jacob, Paris,1994.
    2. André Orléan, "La monnaie privatisée", Alter éco. n°37, 3° trimestre 1998.
    3. Sur ce point, on peut voir également l’article de ChristianChavagneux dans ce même numéro.
    4. Outre-Atlantique, en 1995, les mutual funds rassemblaient environ2 600 milliards de dollars et les fonds de pensions 3 600 milliards.
    5. Voir Philippe Delmas, Le maître des horloges, Odile Jacob, Paris 1991; Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Seuil, Paris 1991.
    6. Ibrahim Warde, "Le projet de taxe Tobin, bête noire desspéculateurs", Le Monde diplomatique, février 1997.
    7. A Davos pourtant, peut-on lire dans Enjeux les Echos (mars1996), le sous-secrétaire américain au Trésor Larry Summers aurait déclaré qu’en fait cela était favorable à la prise encompte du long terme : "Il est de bon ton, chez vous, disait-il, de critiquer l’obsession ducourt terme des marchés financiers. Mais en réalité, la disciplinequ’ils ont imposée a contraint les entreprises américaines à se restructurer pour mener une stratégie à long terme". On aimerait seulement,au-delà de l’affirmation, avoir quelques précisionssupplémentaires sur la façon dont s’opère ce véritable miracle de la transmutation du court terme en long terme, auprèsduquel les noces de Cana feront pâle figure.
    8. P. Ricarte, "Les placements financiers des sociétés",Lettre de conjoncture de la BNP, mars 1992.
    9. Henri Bourguinat, La tyrannie des marchés, Economica, 1995.
    10. Claude Serfaty,"Le réle actif des groupes à dominanteindustrielle dans la financiarisation de l’économie", in Lamondialisation financière : genèse, coûts et enjeux, sous lacoordination de François Chesnais, Syros, 1996.
    11. Jean-Paul Fitoussi, Le débat interdit (monnaie, Europe,pauvreté) Arléa, Paris, 1995.
    12. Dominique Plihon, "Les mécomptes de laglobalisation financière", Alter. Eco. Hors série n°20, 2°trimestre 1994.

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