L’euro, bouclier de l’Europe ?

Alain LIPIETZ*
*Directeur de recherche au Cepremap (CNRS) et membre du Conseil d’Action Economique.

Ça recommence. La crise financière partie d’Asie il y a un an et demi menace tous les continents. Tous ? Non, car un petit cap du Vieux Monde résiste victorieusement, grâce à sa formule magique, l’euro. Mais voyons les choses de plus près.

Depuis la fin des années 70, le monde capitaliste ne s’est pas exactement "globalisé". La finance s’est globalisée, nuance. Mais pour ce qui est de l’activité réelle, on a plutôt assisté à une «tri-continentalisation». Autrement dit, trois blocs se sont renforcés, qui échangent la majorité de leurs marchandises en leur sein. Un bloc Europe, le plus auto-centré (8 % de ce qu’il produit et consomme est exporté ou importé). Un bloc autrefois dominant, aujourd’hui en déclin relatif et de plus en plus poreux : les Amériques. Et le bloc Asie en voie de constitution.

Le bloc "Amériques" suit un cycle des affaires de 7 à 10 ans. Grâce à des taux d’intérêt assez bas, il a connu une brillante expansion depuis 1992. Mais le vrai "miracle", c’est l’Asie. Depuis le début des années 80, elle connaît une expansion presque continue, entraînée par le pays le plus développé et le plus compétitif du monde, le Japon. Salaires très bas, profits énormes : tous les capitaux du reste du monde s’y précipitent. Pendant qu’en Europe, en Amérique du Sud, on déplore la "financiarisation", la transformation du capital productif en capital financier, l’Asie devient une énorme machine à transformer le capital financier en investissements : en usines, en immeubles de bureaux, en équipements collectifs. L’Asie connaît, dans les années 1980-1995, ses "Roaring Twenties", l’équivalent des années 1920 aux États-Unis et en Europe.

Mais ce genre de "long boom" finit forcément mal. Trop de capital, emprunté à court terme sur le marché mondial, est transformé en gratte-ciel (comme en Thaïlande) ou en usines (comme en Corée). Et à qui va-t-on vendre tout ça ? On ne peut indéfiniment exporter, car les autres pays ont aussi une capacité de consommation limitée. La crise de surproduction éclate, d’abord dans les pays les plus brillants, les "vainqueurs", justement parce qu’on y réalisait les plus gros profits, attirant encore plus de capitaux, plus d’investissements. La solution, comme dans les années 30-40, serait de diminuer le taux d’exploitation des salariés, pour que, selon le mot de Ford, "devenant une classe aisée, ils absorbent cette immense production". Mais avant de découvrir cette solution, l’Europe et les États-Unis ont dû en passer par une guerre mondiale. Espérons qu’il n’en sera pas de même pour l’Asie !

L’Amérique du Sud est menacée d’une crise "à l’Asiatique", en moins grave. L’Amérique du Nord est encore en plein boom, mais déjà la valeur boursière de ses entreprises de pointe atteint un niveau déraisonnable (trop de capital se dispute des sources de profit limitées), le retournement n’est plus loin. Quant à l’ancien nord "socialiste", sauf la Chine, il a largement raté son passage à l’économie de marché.

Et l’Europe ? Eh bien, pendant ce temps-là, elle a failli crever de la construction de l’euro. Depuis l’entrée en application de l’Acte Unique (1992), aggravée par le traité de Maastricht, elle stagnait désespérément. Obligée, par des "critères" absurdes qu’elle s’était elle-même fixés, de comprimer la demande publique, soumise à une guerre des taux d’intérêts poussés par la Bundesbank jusqu’à des niveaux démentiels, elle ne pouvait pas élargir son marché intérieur. Ravagée par une concurrence interne qu’elle n’avait pas pris soin de réguler par des normes communes de salaire et d’horaire, elle ne pouvait pas non plus réduire son temps de travail. Le chômage explosait. Il ne lui restait qu’une bouée de sauvetage : l’exportation vers le reste du monde en expansion, ce dont elle profita abondamment.

Miracle : en juin 1997, la coalition des gauches et des Verts arrive au pouvoir en France, et déclare aussitôt qu’elle ne fera pas un effort supplémentaire pour tenir dans les critères de Maastricht en 1997. Faire l’euro, mais sans les critères ? Dès le mois d’août, la Commission de Bruxelles se rallie à cette excellente idée. La rigueur se relâche, la consommation intérieure repart et s’ajoute à la demande extérieure. L’expansion redémarre et permet "miraculeusement" de tenir certains des fameux critères. Le passage à l’euro est décidé !

L’année 1998 voit un recentrage général du "moteur économique européen" : c’est maintenant la consommation européenne qui tire la production européenne, pendant que le reste du monde s’enfonce progressivement dans la crise. Est-ce que ça peut durer ? Telle est la question.

Je réponds : oui, et ça dépend essentiellement de l’Europe. Cet énorme marché, presque autosuffisant, peut pratiquement conserver sa vitesse de croissance, même si les 8 % qu’il exporte dans le reste du monde venaient à chuter d’un tiers. Presque tout va dépendre de sa propre politique. L’Europe a non seulement les moyens de soutenir sa croissance, mais de l’orienter, par des taxes sur les activités polluantes, dans un sens plus "soutenable" écologiquement. Et, puisque la croissance ne crée pratiquement pas d’emploi (on le voit aujourd’hui), elle devra et pourra prendre la seule mesure efficace : partager massivement le travail. Pour une réduction générale de temps de travail de 10 %, le chômage serait réduit de moitié.

Oui mais voilà, a-t-elle les moyens de décider une telle politique ? Certes, elle s’est dotée de l’euro. L’euro a deux immenses avantages. Le premier est garanti : les différents pays européens n’ont plus à rivaliser sur les taux d’intérêts pour maintenir leur parité les uns vis-à-vis des autres. D’où le second avantage qui n’est que potentiel : l’Europe peut choisir collectivement des taux d’intérêt bas, pour financer le développement soutenable et pour améliorer sa compétitivité vers le reste du monde. Mais cet avantage est effacé par le principe d’indépendance et d’irresponsabilité de la Banque Centrale, qui peut adopter, contre le désir des Européens, la politique inverse. De même, le traité de Maastricht, comme celui d’Amsterdam, n’organisent pas la convergence des législations sociales, en matière de temps de travail notamment. Ils exigent l’unanimité pour créer des pollutaxes européennes, ce qui bloque les décisions.

Tout est possible donc, rien n’est acquis (et même parfois c’est interdit !). Pour amortir la crise mondiale, l’Europe doit impérativement se doter d’un ensemble de "règles de coordination", en matière de temps de travail, de normes environnementales, de fiscalité, de gestion démocratiquement contrôlée de la monnaie. Seul un parlement élu par les Européens en assure la légitimité.

Tel est l’enjeu profond des prochaines élections européennes.