Euro, Franc CFA et État-Nation

Souleymane Bachir DIAGNE*
*Professeur de philosophie à l’Université de Dakar.

Comme l’explique avec bonheur Souleymane Bachir Diagne, l’intégration régionale en Afrique commence par la monnaie dont les parités sont presque toujours fixées au détriment des pays africains. En réalité, le plus important reste encore de ne pas y voir s’y dissoudre l’avenir de la citoyenneté elle-même.

C’est sur la question de la monnaie que se cristallise, pour huit États ouest-africains (Bénin, Burkina-Faso, Guinée Bissau depuis peu, Côte d’Ivoire, Mali, Niger, Sénégal et Togo), et pour six États d’Afrique centrale (Cameroun, République centrafricaine, Congo, Tchad, Guinée équatoriale et Gabon), la signification de la construction européenne dans sa prochaine phase décisive qu’est l’avènement de l’euro le 1er janvier prochain.

On se rappelle la grande mise en scène que fut la dévaluation du franc CFA qui voyait changer sa parité pour la première fois depuis la fin de la guerre. Voici le groupe des Chefs d’États africains qui s’étaient jusqu’au dernier moment arc-boutés (à quelques rares nuances près) sur ce qui avait semblé aller de soi jusqu’alors : une parité et une convertibilité de «leur» monnaie garanties par la France, et qui avaient, la veille encore, juré leurs grands dieux à leurs peuples respectifs que le tremblement de terre n’aurait pas lieu. Face à eux le Ministre français de la Coopération venu expliquer, dès lors que les jeux étaient faits, au nom de son pays dont la classe politique n’était pas unanime sur la question, à la fois le caractère nécessaire et donc inéluctable, dans le monde de la globalisation où nous vivons, de l’ajustement monétaire auquel il était procédé et la nature des mesures sociales d’accompagnement qui allaient être mises en place. Voici enfin, mais peut-être ne sont-ils pas très visibles dans leur rôle de metteurs en scène, les représentants de la Banque mondiale qui avaient, depuis longtemps déjà, expliqué la rationalité absolue de la mesure après avoir écarté l’alternative qui avait été mise en place quelques semaines plus tôt, et qui avait vu ce que l’on avait appelé un ajustement interne se traduire entre autres par une diminution des salaires d’environ 15 %. Ce n’est pas la nature de cette rationalité qu’il s’agit de mettre en question ici et on admettra volontiers que les indicateurs aujourd’hui confortent cette rationalité dans sa propre certitude de soi. On soulignera simplement sa signification pour cette composante essentielle de l’idée de nation : celle de souveraineté ; ou même, s’il faut être réaliste et admettre qu’aucune souveraineté — il y a de l’absolu dans ce terme — n’est véritablement pensable dans un monde interdépendant, celle que l’on nommera de manière vague «personnalité», ou encore «capacité de négociation», c’est-à-dire la simple possibilité, plus ou moins grande, en tout cas non nulle, de dire : «non». Dans le cas d’espèce, et pour en revenir à la mise en scène de la dévaluation, c’est cette capacité qui s’est découverte à elle-même son propre néant, lorsque les pays de la zone franc ont exprimé leur impuissance devant ce qui avait tous les attributs de la fatalité ; une fatalité-rationalité qui certes peut prendre le visage des institutions de Bretton-Woods mais qui, au bout du compte, n’est personne à qui des citoyens puissent s’adresser. En d’autres termes, on se retrouvait avec une opération dont les conséquences étaient considérables, terribles, pour les populations et dont, à proprement parler, personne ne répondait devant elles. On avait pu craindre des manifestations violentes mais, au bout du compte, le peuples s’apercevaient qu’ils n’avaient même plus à formuler des revendications construites à l’encontre de leurs propres États dont les dirigeants s’étaient tournés vers eux pour leur exprimer leur propre impuissance.

Aujourd’hui la question est parfois encore celle d’une nouvelle dévaluation, qui revient périodiquement comme un serpent de mer, mais elle est, plus généralement, celle de la communication même du franc CFA dès lors que le franc auquel il doit son existence va constituer, avec d’autres monnaies européennes, l’euro, et entrer dans une nouvelle histoire, ouverte et largement imprévisible.

J’évoquais les apaisements qui sont demandés, de manière quasi rituelle, aux responsables français sur cette question, les derniers en date étant ceux du ministre Dominique Strauss-Kahn qui, à Libreville, répondant à des propos de Monsieur Pierre Messmer (il est significatif qu’en la circonstance son statut de dernier gouverneur de l’AOF ait été souligné), a précisé que le passage à l’euro se ferait sans risque de change pour le franc CFA. Le message, à l’heure actuelle est que l’arrimage de cette monnaie à l’euro ne pose aucun problème, ni sur le plan technique ni sur le plan juridique, qu’il présente des avantages indéniables pour la balance des paiements des pays de la zone franc et qu’à terme certaines matières premières, qui seront cotées dans la nouvelle monnaie de référence et non plus en dollar, seront ainsi moins sensibles aux fluctuations de celui-ci.

Au-delà du message et des questions techniques de parité monétaire, l’essentiel est dans la signification et de la dévaluation et de la recherche à l’extérieur d’apaisements concernant l’avenir : on peut considérer que celle-ci n’est autre que la dévaluation de l’État-nation africain, c’est-à-dire de sa souveraineté, de sa capacité de négociation, de sa responsabilité vis-à-vis de ses citoyens. Et dans cette dévaluation, par voie de conséquence, c’est la notion de démocratie qui subit une perte de sens au moment même où elle est devenue l’un des plus importants germes de changement caractérisant la situation d’un continent qui était considéré avec raison, il y a peu, comme «oublié du développement et de la liberté». Au moment où s’était effectuée la rupture avec l’idée d’une construction de l’État-nation contre la démocratie, au profit de celle de sa construction par la démocratie.

Un mot pour évoquer rapidement ce changement, cette révolution démocratique. Dans la page «Débats» du numéro de Libération daté du 24 février 1998, l’actuel président de Côte d’Ivoire rappelait que l’héritage colonial en Afrique était d’abord celui de «frontières nationales tirées au cordeau depuis la mer et ne tenant aucun compte des configurations ethniques». Par conséquent, ajoutait-il, l’Afrique des États ne correspond pas à celle des nations. Le résultat de cet état de choses entériné par la dissolution, au moment des indépendances, des ensembles fédérés (AOF et AEF), dissolution à laquelle le Président Senghor a donné le nom de «balkanisation», a été de confier à l'État le soin de réaliser la nation. Cela s’est traduit par une logique de «capture» de la société civile par un parti-État qui s’est donné pour justification les nécessités de la construction nationale et du développement. Il faut dire que dans la pratique, le parti-État a le plus souvent et un peu partout mis en œuvre une double logique, «jacobine» certes mais aussi d’appui sur des grands électeurs représentant des terroirs ou des groupes religieux1.

Aujourd’hui, l’universalisation de l’exigence démocratique se traduit en quelque sorte par une inversion qui met en avant le pluralisme de la société civile et marque la fin de toute possibilité de justifier qu’au nom de quelque cause que ce soit — fût-elle la construction de l’État-nation — les libertés garanties par la démocratie multipartite puissent être suspendues. Au contraire, il est posé que l’État-nation se construit dans et par le pluralisme démocratique.

Mais s’en féliciter n’empêche pas de noter l’émergence, en même temps que cette démocratisation, de problèmes liés à ce que j’ai appelé la dévaluation de l’État-nation avec pour corollaire l’affaiblissement de la conscience de citoyenneté dont parle Alain Touraine, chez ceux qui «se sentent marginalisés ou exclus d’une société à laquelle ils ne se sentent pas participer, pour des raisons économiques, politiques, ethniques ou culturelles»2. Aujourd’hui, une certaine désaffection, de la jeunesse en particulier, à l'égard de la vie politique, si elle n’est pas propre au seul continent africain, y marque un handicap peut-être plus important qu’ailleurs, car ici on demande aussi à la démocratie nouvelle d’engendrer l’espoir pour produire l’énergie culturelle collective grâce à laquelle un peuple se donne un avenir. Sinon la société civile risque d’investir toute sa créativité dans un esprit de «débrouille» et dans des micro-identités désarticulées. À ce risque, comment l’État-nation dévalué et confronté à la pauvreté de populations (vécue bien souvent sous le mode de la rage impuissante comme en témoigne une situation de violence latente perceptible partout) pourrait-il faire face ?

Il essaie de faire face en tenant le discours du civisme, des valeurs aussi bien celles traditionnelles de convivialité, de solidarité et de respect entre les générations que des valeurs républicaines ; il tient aussi le discours de son propre effacement censé construire un nouvel avenir (pour reprendre les termes de notre rencontre), c’est-à-dire le discours de l’État-nation africain actuel.

Le caractère spectaculaire de la décision de dévaluer le franc CFA avait, sur le moment, occulté une décision qui avait été prise dans sa foulée, si on peut dire, et qui devait être porteuse, en principe, d’une capacité nouvelle de négociation de la zone franc : celle de réaliser l’intégration des pays par la création de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), d’une part, de la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC) de l’autre. Ces ensembles regrouperaient ainsi les pays des deux régions du continent partageant la même monnaie du franc CFA, en obéissant également à une logique plus ouverte d’élargissement dont la récente adhésion de la Guinée Bissau, ancienne colonie portugaise, à l’UEMOA constitue une illustration. Voilà, d’un mot, une intégration régionale qui commence par la monnaie, ou plutôt qui a décidé de tirer véritablement parti du fait d’avoir une seule et même monnaie.

Le dépassement de l’État-nation ne vise pas seulement à s’effectuer ainsi vers le haut, pour ainsi dire. Il s’effectue également vers le bas, dans un processus de décentralisation en cours dans beaucoup de pays3. C’est du reste la réponse apportée aux différents culturalismes micro-identitaires qui menacent de dissoudre l’idée même de citoyenneté. Il s’agit de répondre au désintérêt pour les formes nationales d’expression des volontés politiques, mais aussi à des situations plus graves qui ont vu les replis identitaires dirigés contre l’État-nation prendre des formes séparatistes violentes comme l’ont connu, pour prendre ces exemples, le Sud du Sénégal ou le Nord du Mali.

Lors d’un Congrès de la Société africaine de Droit international et comparé tenu à Dakar du 10 au 13 avril 1992 sur le thème de la «Théorie et pratique de l’autodétermination dans le contexte africain : légitimité du pouvoir de l’État et ordre politique», Sidi-Mohamed Touré déclarait, en parlant de la question au Nord du Mali : «la centralisation du pouvoir dans la capitale, mais aussi la complexité des règles de fonctionnement de l’Administration ont poussé les citoyens à se désintéresser des formes nationales d’expression des volontés politiques. Alors que les première années de l’Indépendance ont été, partout sur le continent, marquées par la volonté d’organiser des États fortement centralisés, on assiste maintenant à des mouvements de décentralisation prenant des formes et des degrés divers (…). La solution du problème du Nord-malien passe par la mise en œuvre de la décentralisation».

Mohamed Tiessa-Farma Maïga qui cite cette déclaration4 la rapproche d’un propos du président… François Mitterrand déclarant en 1981 : «La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire. Elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire».

Et il est de fait que la décentralisation, aussi bien pour le Nord-malien que pour la Casamance, au Sénégal, a été d’abord mise en place pour ouvrir un espace de négociation, au sein de la nation, à des affirmations de soi, culturelles et économiques, pouvant, dans leurs manifestations les plus extrêmes aller jusqu’à revendiquer la séparation.

Intégration régionale et décentralisation. Citoyenneté de terroir sans dissidence, en même temps que citoyenneté d’intégration régionale. Voilà, sur fond de démocratisation, la double réponse que l’État-nation en Afrique cherche à apporter à sa propre crise, et conjurer celle-ci en essayant de choisir son propre dépassement et en essayant de passer d’une logique de l’impuissance à une logique de la volonté face à la mondialisation. Avec cet enjeu, que l’on retrouve partout, qui est tout simplement l’avenir de la citoyenneté.


1. Qui, d’ailleurs, s’est justifiée aussi comme visant la même finalité de l’intégration nationale. Ainsi dans le texte qu’il a donné à Libération, le Président de la République de Côte d’Ivoire voit dans une politique d’appui de l’Etat sur les chefferies traditionnelles un «gage d’harmonie pour intégrer les particularismes de nombreuses minorités (du) pays à la vie nationale». Ces chefs constituent, ajoute-t-il, «une interface entre les intérêts particuliers de populations des villages et l’autorité de l’État au service de l’intérêt général». Une «démocratie des villes», estime-t-il, ne suffit pas : sont donc nécessaires ces «praticiens d’une démocratie des champs».
2. In Qu’est-ce que la démocratie ?, Fayard, 1994, p. 18.
3. Je reprends ici les termes employés par le Président du Sénégal dans la préface qu’il a donnée au livre de Mohamed Tiessa-Farma Maïga intitulé Le Mali : de la sécheresse à la rébellion nomade, L’Harmattan, 1997, p. 10 : «Que l’État-nation, en Afrique, doive être dépassé, par le bas, pour ainsi dire, dans une décentralisation véritable, qui sache épouser les contours des identités socio-économiques et culturelles, et par le haut, par l’intégration régionale, c’est ma conviction», déclare-t-il.
4. op. cit. p. 238.
5. id. p. 230.