Pour une nouvelle «gouvernance» démocratique

Stéphane MARTAYAN*
*Philosophe de formation, participe activement à l’expérience «ville numérisée» de Parthenay.

À côté des mutations sociétales et culturelles, écologiques et technologiques, géopolitiques et identitaires, que nous connaissons en cette fin de siècle, il en est une autre — non moins capitale — qu'on ne saurait ignorer : celle d'une crise profonde de notre «Gouvernance» politique et démocratique : au cœur de cette crise celle de l'Etat et de notre système de Démocratie représentative héritée du 18e et du 19e siècle.

Comment ne pas voir en effet cette crise profonde du processus politique et de ses modes de représentation, et cette crise concomitante de la régulation publique et du mode d'élaboration de l'intérêt général — particulièrement en France ? Beaucoup d'entre nous partagent le sentiment prégnant que notre système politique «tourne à vide», qu'il y a un fossé croissant entre, d'une part, un système politique représentatif sclérosé (les partis) et puis, d'autre part, une société civile riche en initiatives originales de terrain. Cette situation est lourde de risques car elle génère une importante abstention et un désengagement de la politique «classique», ainsi qu'une suspicion générale sur l'ensemble de la classe politique. Elle génère aussi une radicalisation des votes ; dans ce contexte, la montée constante du Front national n'est pas surprenante : le danger est qu'il apparaît actuellement comme le seul parti à tenir une analyse critique radicale sur la crise même du système.

Ainsi ce qui est en jeu, ce n'est pas seulement la question de la meilleure politique possible et de son contenu, c'est celle du processus même d'élaboration du «sens» collectif : bref, ce n'est pas seulement la question des finalités programmatiques d'un projet de société mais également celle des moyens, du processus d'élaboration politique. N'est-il pas temps de recréer des opportunités politiques pour re-donner aux citoyens les moyens d'être eux-même créateurs de sens en devenant acteurs ? N'est-il pas temps de rendre le citoyen adulte, responsable, acteur de sa propre vie et de rompre avec la vision du citoyen-consommateur qui attend tout du haut ?

Au cœur de cette interrogation sur une nouvelle Gouvernance démocratique, il y a d'abord la question du rôle et de la place de l'Etat. Prise dans sa critique radicale de la mondialisation économique et du capitalisme sauvage, la Gauche française a érigé l'Etat jacobin comme seul rempart civilisationnel. Ce faisant la question de la «ré-invention de la Gouvernance» est restée un impensé.

Si l'on veut poser la question de la «gouvernance démocratique» à l'échelle mondiale — qui fait cruellement défaut face à la gouvernance aveugle des forces économiques —, on ne fera pas l'économie au préalable d'une critique radicale de l'étatisme.

Trop souvent l'on s'enferme dans la logique duale marché/Etat, comme s'il n'y avait pas d'alternative entre d'une part le libéralisme sauvage et d'autre part la logique technocratique de l'Etat-Nation providence ; comme s'il n'y avait pas la possibilité de construire de nouveaux «contrats sociaux», inventer de nouvelles gouvernances qui allient des partenariats publics/privés, qui mobilisent les ressorts de la créativité privée, les puissances d'innovation du «tiers-secteur» (les associations) et le rôle catalyseur de l'acteur public qui accompagne un mouvement plutôt que de l'écraser. Pourtant les mutations fondamentales que connaît notre société à l'heure actuelle, devraient nous obliger à dépasser cette vision dualiste.

Avec la société en réseau et le chômage structurel de masse, c'est une nouvelle économie qui émerge — une économie quaternaire, qui impose à la fois de libérer les énergies et d'inventer de nouvelles solidarités (comme par exemple une allocation universelle de revenu). Ainsi c'est un nouveau progressisme qu’il nous faut promouvoir, un progressisme qui ne soit pas forcément étatiste et qui puisse faire l'effort de comprendre les changements de la société plutôt que de réactiver les «illusions lyriques» du passé (notamment la croyance d’une solution au problème de l’emploi par l’appel mythique à la croissance).

Ce changement de vision impose en retour de revoir radicalement la fonction de l'acteur public : ce n'est plus celui qui apporte d'en haut des solutions toutes faites et qui a prétention de tout connaître sur tout. Il n'a pas vocation à «faire à la place de…», mais il peut ouvrir des espaces, enclencher des processus, faciliter des projets. La fonction de l'acteur public nous paraît surtout devoir être aujourd'hui une fonction d'intermédiation, de formation et de catalyse. Elle n'en reste pas moins essentielle. Il ne faudrait pas croire, en effet, sous prétexte de «citoyenneté active» qu'il y a un «défaussement» ou une dé-responsabilisation de l'acteur public au profit des seules forces du marché. Non, l'acteur public est présent, et il a un rôle important à jouer. Mais ce rôle est différent, en rupture avec l'approche par le haut, telle qu'elle est pratiquée par les technostructures étatiques nationales.

En partant de l'échelle locale il s'agit de favoriser la créativité des initiatives de citoyens ; l'autorité publique n'a pas à «faire» directement mais elle doit être le catalyseur de tous les mouvements créatifs d'un territoire. Cela implique aussi de se reposer la question de l'articulation de la gouvernance selon plusieurs échelles de territoires (du local au mondial) selon une logique de véritable subsidiarité, c'est-à-dire selon une logique fédérale.

Il y a à pleinement explorer et expérimenter les potentialités des réseaux électroniques comme outil d'intelligence collective, de participation directe des citoyens et de décentralisation des processus — comme à en anticiper les éventuels effets pervers.

Il y a enfin à se reposer de manière radicale la question de la «représentation» démocratique et de la participation des citoyens : quel est le sens de la «représentation» à l'aube du 21e siècle ? N'y-a-t-il pas place pour des formes nouvelles de démocraties plus participatives et pour une citoyenneté plus active ?

Bref, nous pensons donc qu'il y a en cette fin de siècle à ouvrir un nouveau chantier : celui d'une rénovation radicale du processus démocratique lui-même.