Génétique : une deuxième frontière des "limites" de l'humanité

- A propos du récent ouvrage de Jeremy Rifkin -

Jacques ROBIN

Au milieu du 20ème siècle, si la maîtrise de l'énergie nucléaire a couronné l'ère énergétique, elle a conduit aussi à prendre en compte les "limites" d'une technique : comment établir et faire respecter l'utilisation de l'énergie nucléaire à des seules fins pacifiques ? Les explosions atomiques en Inde et au Pakistan soulignent qu'une épée de Damoclès est bien suspendue au-dessus du destin de l'humanité si elle franchit certaines "limites".

Or, avant même l'entrée dans le 21ème siècle, les premiers pas de l'ère informationnelle nous confrontent - en raison des percées exceptionnelles de la biologie, particulièrement de la génétique - à une nouvelle "limite" : la procréation possible à tout-va des vivants, à portée de main désormais, soulève les plus redoutables questions sur les "valeurs", le sens de la vie et l'évolution elle-même.

La publication en français du dernier ouvrage de Jeremy Rifkin, Le siècle biotech1 éclaire les discussions. Ecologiste, économiste, anthropologue, Rifkin est connu du grand public à la suite du succès international de son précédent ouvrage La fin du travail2. Dans Le siècle biotech, on retrouve, amplifiées par le sujet, les mêmes qualités d'informations essentielles et les mêmes capacités à lister les problèmes éthiques et philosophiques en jeu. On est toutefois conduit à des réserves devant la partialité bibliographique et certaines naivetés dans les conclusions. La lecture - aisée et émoustillante -de cet ouvrage est indispensable pour tout citoyen soucieux de comprendre les enjeux et les défis de notre époque.

Une mine d'informations

Le sous-titre de l'ouvrage, "le commerce des gènes dans le meilleur des mondes", donne le ton. Dans une fresque d'une richesse exceptionnelle, Rifkin fait l'état des lieux des découvertes et des innovations biotechnologiques liées aux capacités de maîtrise de l'ADN recombiné, capable de générer des "sondes d'exploration" du vivant. Le clonage de la brebis Dolly, les réalisations du mais transgénique ne sont qu'une mince partie médiatisée, émergée d'un fantastique foisonnement, en cours d'innovations incessantes. L'auteur fait l'historique des techniques d'isolation et de recombinaison des gènes, et analyse les décisions juridiques aux Etats-Unis qui ont "breveté" la vie et permis de pratiquer la bio-piraterie : la course à la notoriété et à la fortune des chercheurs (anglo-saxons surtout) a été aiguisée par ces dispositions.

Dans deux domaines d'importance, les industries de l'agro-chimie et de la pharmacie, des progressions inouies sont obtenues : production industrielle de végétaux et d'animaux génétiquement modifiés, médicaments inédits et thérapies "géniques" pour diminuer les souffrances, les handicaps, et prolonger la vie. Les objectifs sont affichés : des rendements toujours plus grands, des croissances et des maturations toujours plus rapides dans une course folle aux gains de parts de marché et de décollage des profits. Des questions cruciales se profilent : la propagation massive dans l'environnement de milliers de formes de vie produites en laboratoire ne sera-t-elle pas capable de produire une pollution génétique considérable ? Un petit nombre d'entreprises transnationales n'est-il pas en cours de faire main basse sur le patrimoine génétique de notre planète ?

C'est au niveau du clonage et du morcelage du génome humain que s'élèvent les interrogations essentielles : ne sommes-nous pas déjà entrés dans la nouvelle ère d'un "eugénisme mercantile" pour confectionner des plantes, des animaux et des enfants sur mesure ? Rifkin dresse un tableau sinistre du passé eugéniste des Etats-Unis, qui a bâti depuis le début du siècle un socle de comportements facilitant le glissement mental actuel : accepter comme naturel un "nouvel eugénisme convivial". Les déclarations des biologistes américains David Baltimore et Lee Silver donnent froid dans le dos ; la puissance qu'acquiert J. Craig Venter (véritable Bill Gates des biotechnologies) ne rassure pas.

Un questionnement inédit

Jeremy Rifkin soulève des questions qui dépassent ce que nous nommons "l'éthique". Il n'y va pas par quatre chemins : la nouvelle ligne de partage des esprits se fera, écrit-il, "entre ceux qui pensent que la vie a avant tout une valeur intrinsèque et ceux qui pensent qu'elle a une valeur utilitaire". L'auteur interprète la nature du darwinisme à l'aune de ses rapports avec la société industrielle. Se rapportant aux travaux de Wiener et de Prigogine, il avance que l'évolution doit se concevoir comme une progression régulière vers "un degré supérieur de complexité organisationnelle" et par là-même comme un perfectionnement du traitement de l'information. La nouvelle "transgenèse en laboratoire" pourrait alors être mise au service de la valeur utilitaire de la vie.

Mais en se plaçant dans le camp de ceux qui croient "en la nature sacrée de la vie", il livre des propositions généreuses pour traiter les "effets de seuil" liés au génie génétique, technologie dominante du 21ème siècle : traiter les biotechnologies en les liant à une approche écologique et à la médecine préventive ; limiter certaines méthodes de manipulation génétique ; remettre en débat la nature de la science, voire envisager de nouvelles formes de commerce fondées sur la création de relations de coopération au sein de réseaux complexes intégrés.

Ce questionnement a le grand mérite de poser les jalons d'un débat sur la question ultime du sens et du but de la vie. Mais de même que Rifkin avait esquivé le processus des solutions dans son ouvrage sur La fin du travail, il reste elliptique quant aux voies à employer. Esquissons-en quelques probables raisons.

Unidimensionnalité et naiveté

Son extraordinaire ignorance de tout ce qui n'est pas d'origine anglo-saxonne. En citant René Descartes et Pierre Grassé, l'auteur pense s'acquitter envers l'Europe. Il ignore les recherches de Jacques Monod, Axel Kahn, Jean-Pierre Changeux, François Jacob, Jacques Testart, Alain Prochiant et de tant d'autres tout comme les travaux d'Edgar Morin sur la complexité, d'Henri Laborit sur les niveaux d'organisation, d'Henri Atlan sur "programme et épigenèse" ou de Felix Guattari sur l'info-bioéthique.

Son incompréhension "du concept d'information et de commande". Ce dernier traduit dans des technologies révolutionnaires (informatique, robotique, télécommunications numérisées, biotechnologies) la découverte de cette grandeur physique mesurable (en bits) qui a été faite au milieu du 20ème siècle. Rifkin ne fait pas la relation entre ces faits. Aussi met-il sur le même pied ère industrielle et société informationnelle ou compare-t-il la découverte de l'imprimerie avec celle de l'ordinateur.

Enfin son acceptation naturelle de la "marchandisation" des objets et des services. Pour lui, le marché régulateur, la fonction centrale de "consommateur" pour les individus (jamais considérés comme citoyens), la mainmise de l'économisme comme producteur majeur du sens ne sont pas un instant remis en question.

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Plus que jamais, un débat public et planétaire sur les "limites" à instaurer au développement des biotechnologies se révèle d'une urgence extrême. Certes, le 7 juin dernier, 66 % des électeurs suisses (avec 40 % d'absention) ont rejeté l'interdiction des biotechnologies telle qu'elle était proposée dans un référendum manichéen. Ce que nous proposons d'organiser, avec une préparation internationale sérieuse, c'est un Davos différent : "la génétique et les ressources humaines". Les journaux et revues qui ont lancé l'initiative d'ATTAC ne se doivent-ils pas d'engager le processus ?


1. Jeremy Rifkin, Le siècle biotech, La Découverte, 1998.
2. Jeremy Rifkin, La fin du travail, La Découverte, 1997.