Paris, 9 juin,



lors de la conférence de presse présentant ATTAC (association pour une taxation des transactions financières au service des citoyens, défendant le principe de "la taxe Tobin") notre ami René Passet, qui en préside le conseil scientifique, appelle à la nécessité, face "au Davos de la finance, de dresser un Davos de la ressource humaine". C'est effectivement , nous l'avons dit dans notre numéro spécial sur "la Préférence Humaine", l'un des axes prioritaires de ce nouvel humanisme qu'il s'agit de refonder à l'aube du XXIème siècle. Le refonder car, avec l'entrée dans l'ère informationnelle, le monde a changé de base et modifié en profondeur le rapport de l'homme à autrui, à la nature, à la connaissance. Nous avons sufissamment développé cet aspect dans Transversales pour que je n'y insiste pas davantage ici. Mais il nous faut aussi le refonder pour dépasser ce qu'il peut y avoir de trop simpliste dans la préoccupation humaniste classique. Nous avons en effet affaire à une espèce très particulière qui ne se laisse pas appréhender dans la simplicité des schémas, qu'ils soient cyniques ou vertueux. Le présupposé anthropologique du libéralisme économique, c'est que l'être humain est un calculateur rationnel et égoiste, mais que la poursuite combinée de ces intérêts particuliers permet, par l'ajustement de "la main invisible" du marché, de produire une forme d'intérêt général. La "fable des abeilles" de Mandeville, qui évoque la transformation des "vices privés en vertus publiques", caractérise bien cette approche. Ce présupposé tout à la fois pessimiste (l'homme est fondamentalement égoiste) et miraculeux (cet égoisme sert l'intérêt général) est très contestable. D'un côté, on peut montrer que l'être humain est autant être de passion que de raison, capable de coopération tout autant que de compétition ; de l'autre, que la poursuite combinée des vices privés peut fort bien produire, si aucun contre-pouvoir ne vient l'en empêcher, un régime social pervers et destructeur : le nazisme, le système maffieux en constituent des exemples.

On ne peut cependant, comme le croit trop souvent une gauche imprégnée de tradition rousseauiste, se contenter d'inverser le schéma. Si l'être humain était bon, sage et vertueux, le lien social s'établirait naturellement, aucune instance politique en charge du contrôle de la violence ne serait nécessaire, l'éducation ne serait qu'un chemin de roses. Cette insuffisance anthropologique du schéma optimiste nourrit évidemment la contestation libérale qui y trouve son aliment préféré : la critique de l'assistance. Les deux approches ont en commun de vouloir annuler la profonde mixité de l'être humain qui fonde son métissage ethnique, sa double nature sexuelle, son ambivalence morale. Etre de désir et de passion tout autant que de besoin et de raison, l'humain est en effet traversé d'une double demande très souvent contradictoire : un désir d'intensité, une demande de sécurité. C'est la conscience de sa nature mortelle qui est probablement à l'origine de cette polarité.

Il n'est déjà pas aisé, on le comprend, de trouver pour un individu un point d'équilibre entre cette double polarité, car l'équilibre lui-même est par nature instable : trop d'équilibre bascule dans la sécurité au détriment du désir d'intensité. Si l'on raisonne en termes sociétaux, le problème est évidemment encore beaucoup plus complexe : comment construire un lien social qui échappe aussi bien au risque du chaos destructeur (le mouvement brownien des désirs individuels d'intensité) et à l'ordre mortel (la prise en charge par un Etat d'assistance généralisée des demandes de sécurité) ?

Si nous avons donc besoin aujourd'hui de refonder un humanisme, c'est précisément pour prendre en compte cette complexité du fait humain qu'une partie de l'humanisme classique a ignorée. Il nous faut réinterroger par exemple l'économie dans son rapport à la passion de richesse , le politique dans son rapport à la passion de puissance, le religieux comme l'une des formes de la passion du sens, si nous voulons comprendre ce qui est en jeu aussi bien dans la coupe du monde de football, dans la crise financière asiatique, dans "la révolution du vivant" (cf. l'article de Jacques Robin sur le livre Jeremy Rifkin), que dans la course de l'Inde et du Pakistan à l'armement nucléaire.