Le Monde, l'Air, la France

Il est significatif qu'à l'occasion de la coupe du monde de football et du conflit d'Air France, ces trois mots se soient retrouvés au centre des enjeux symboliques de la période que nous vivons. Ce n'est pas par hasard si les compagnies aériennes portent si souvent le nom de nations. Elles expriment ainsi, tel le drapeau, que c'est par l'affirmation dans les airs que se lisent la puissance et l'unité de la nation. De même que c'est dans l'espace que s'est affichée jusqu'à l'écroulement de l'empire soviétique la confrontation des deux super-puissances, c'est dans l'air que les autres nations ont, plus modestement, signifié leur présence. Et c'est dans l'air aussi que se lit la forme actuelle de mondialisation qui se construit sur la perte de substance des nations.

Nous en avons vu un symbole récent dans la disparition du drapeau britannique sur British Airways : d'abord la privatisation, puis la disparition de l'emblème national, à terme, logiquement, la disparition du nom lui-même. Car c'est l'hypocrisie majeure de ce type de conflit que de faire croire, de part et d'autre, que l'on y défend les intérêts de la nation. Si l'on raisonne en logique concurrentielle, comme on dit, il n'y a pas de place dans le monde pour plus d'une dizaine de méga-compagnies dont la moitié seront à dominante américaine. Air France est à terme aussi sûrement menacé de disparition par la dérégulation du transport aérien mondial que par le comportement à courte vue de ses pilotes.

Le vrai débat porte sur la place du politique et des nations dans la mondialisation. Celle qui se met en place aujourd'hui est dominée par ce que l'on pourrait appeler "le capitalisme informationnel" ou, pour reprendre l'expression suggestive de Vincent de Gaulejac, le capitalisme "managinaire" : c'est en effet sur le terrain de l'information et de l'imaginaire, beaucoup plus que sur celui de la production matérielle, que se joue désormais la formation d'une richesse dont l'expression financière est de plus en plus virtuelle.

Face à cette forme non civilisée de mondialisation où l'argent-signe est roi et où l'humain trop souvent est au mieux une ressource, au pire une charge voire un déchet, il est possible - Transversales l'a, à de nombreuses reprises, évoqué1 - de construire l'aventure d'une véritable citoyenneté terrienne sur un humanisme refondé.

Dans ce second projet, la nation a toute sa place dès lors qu'elle constitue un espace d'appartenance ouvert et non fermé à d'autres appartenances, qu'elles soient locales, régionales, continentales ou mondiales. Il est légitime que la France refuse de se laisser intimider par le discours dominant qui voit dans la nation un archaosme à dépasser rapidement. Mais elle ne peut transmettre un message convaincant que si elle ne se trompe pas de terrain.

Il y avait un vrai sens à refuser, lors de la nomination du président de la banque centrale européenne, que le politique soit réduit à entériner le choix des gouverneurs. Mais il fallait alors trouver des alliés pour poser ce problème de principe, qui garantissait la responsabilité politique, et non arguer de la puissance française pour tenter d'imposer un candidat qui ne proposait aucune alternative au choix monétariste des gouverneurs de banques centrales. De même, il y a une vraie nécessité de refuser qu'une entreprise faisant des bénéfices puisse baisser autoritairement des salaires au motif que la course mondiale à la régression sociale l'y oblige. Mais ce combat n'est compréhensible que s'il est conduit au nom de la solidarité de tous et non du privilège de quelques-uns.

Il est temps qu'à l'instar de l'initiative pour une régulation des marchés financiers proposée par Le Monde Diplomatique et à laquelle nous avons apporté notre contribution (cf. la création d'ATTAC p.31 de ce numéro) les terrains de conflit face au capitalisme informationnel soient choisis de manière à susciter cette solidarité. Nul doute alors que la France, si elle se veut la meilleure dans la promotion d'une citoyenneté européenne et mondiale, puisse invoquer, sur terre comme dans les airs, le droit à construire une mondialité à visage humain.

Patrick VIVERET

1. cf. notamment : "Civiliser la mondialisation", Transversales n°38, mars-avril 1996 et "Pour un Humanisme radical", Transversales n°39, mai-juin 1996.