LA DOUBLE FACE DE LA MONNAIE EUROPEENNE

La monnaie unique européenne, l'euro, est en train de naître et ce devrait être l'occasion d'un grand débat public sur ce qu'est une monnaie, sa fonction, sa légitimité, ses effets bénéfiques et ses effets pervers. Les moments où se créent les monnaies sont toujours des moments forts de fondation ou de délitement des systèmes politiques. La fin de l'ex-URSS s'est accompagnée dans les pays émergeant de l'ex-empire, de la création de nouvelles monnaies nationales. La création du dollar naît de la guerre de sécession américaine. Le mark a pris la double figure de la puissance allemande et de l'effondrement de la République de Weimar ouvrant la voie à Hitler. De quelle histoire européenne l'Euro va-t-il être le signe ? Celui de l'émergence d'une Europe politique, capable de promouvoir culturellement et socialement une alternative au modèle de développement américain, ou celui de sa dilution comme sous-culture de la grande religion du profit ?

C'est ce grand débat qu'il faut désormais promouvoir, dès lors qu'il est à peu près certain que l'Euro va se réaliser. Car la monnaie est comme une langue : elle peut être aussi bien vecteur d'échange que source de domination et d'exclusion. A l'origine, invention géniale pour faciliter les échanges entre humains, elle est souvent, à l'heure où ses supports sont devenus l'or et l'argent, le vecteur d'une inversion destructrice : c'est la monnaie qui a de la valeur et les humains qui n'en n'ont plus. N'oublions pas qu'il n'y a pas de monnaie sans confiance (c'est pourquoi on parle de monnaie fiduciaire). Or un espace de confiance ne se construit pas sans un espace social, politique et culturel au sein duquel ses habitants et ses citoyens ont le sentiment d'appartenir à une histoire commune. La seule réelle garantie de l'Euro sera à terme la construction d'une Europe sociale et pleinement démocratique. Faute de quoi les Européens n'auront pas confiance entre eux et en eux et ils finiront par ne plus avoir confiance en l'Euro. Le débat sur la monnaie européenne doit être traité dans les mêmes termes que celui sur la citoyenneté européenne. L'Euro peut être une chance pour l'Europe et pour promouvoir une régulation financière planétaire face à la forme sauvage de mondialisation que nous connaissons actuellement. Mais une monnaie sans légitimité citoyenne et sans confiance sociale peut aussi devenir une monnaie violente au sens où l'entendaient Michel Aglietta et André Orleans dans leur livre classique, La violence de la monnaie. Le scandaleux procès fait aux systèmes d'échange locaux que nous évoquons dans "Repères" est significatif de cette approche inhumaine de la monnaie. Ne laissons pas aux prétendus spécialistes le soin de régler en chambre la question de la monnaie européenne. L'Euro doit être l'affaire de ses citoyens.

P. V.