Vers une économie plurielle: un travail, une activité, un revenu pour tous

Guy AZNAR, Alain CAILLÉ, Jean-Louis LAVILLE, Jacques ROBIN et Roger SUE

Nous publions ici l'introduction d'un ouvrage collectif, Vers une économie plurielle : un travail, une activité, un revenu pour tous, qui sort aux Éditions Syros le 15 octobre prochain. C'est dans le cadre des travaux de l'AECEP (Appel Européen pour une Citoyenneté et une Démocratie Plurielles) où les auteurs ont pris des responsabilités que cet ouvrage a été écrit... pour faire avancer les débats des signataires de l'Appel1.

1. Pour se procurer le texte de cet Appel, écrire à l'AECEP, 21 Bd. de Grenelle 75015 Paris.

 

Face à la crise du salariat

De plus en plus de chômeurs, au chômage de plus en plus longtemps... La pauvreté et la précarité qui s'étendent... Pour nous, ce n'est pas -- ce n'est plus -- un simple problème "ajustement" économique, mais le signe d'une évolution irrémédiable qui impose de changer d'économie. Résolument, car les thérapeutiques traditionnelles ne sont plus à la hauteur du défi : certes, une relance de la demande et de l'investissement pourrait être bénéfique, mais pour combien de temps et pour combien de personnes ?

Alors, que faire ? Nous n'avons pas de recettes toutes faites mais, au-delà de nos différences d'analyse et de nos parcours respectifs, nous avons acquis trois certitudes afin d'avancer vers notre objectif commun -- une société moins inégalitaire, moins excluante -- :

- la nécessité d'une réduction du temps de travail importante et rapide, dont il faut penser et maîtriser les modalités ;

- l'utilité de valoriser et développer des activités organisées selon une logique ne relevant ni du marché ni de l'État, offrant un statut à ceux qui s'y engageront ;

- la légitimité, à court terme, d'une forme de revenu minimum plus généreuse que l'actuel RMI.

Aucun de ces projets -- il faut y insister -- n'a de sens ni d'efficacité à lui seul, s'il est isolé des deux autres. C'est leur conjonction qui fait leur cohérence. Une cohérence qui réside dans la dimension à la fois économique et politique de notre projet d'économie et de citoyenneté plurielles : l'appartenance à une même communauté politique doit ouvrir aussi des droits d'ordre économique. Et c'est à nous de choisir...

Réduire le temps de travail :

une fin autant qu'un moyen

Premier axe, la réduction du temps de travail. La question n'est plus, aujourd'hui, d'être pour ou contre, mais de choisir la façon de la maîtriser. Certains d'entre nous font un constat radical ; les technologies informationnelles (informatique, robotique, télécommunications, biotechnologies) apportent des gains de productivité d'une nature et d'une ampleur inconnues jusqu'alors, réduisant toujours plus la quantité de travail nécessaire à la production des richesses. D'où la nécessité -- mais ce n'est qu'une des conséquences de cette révolution informationnelle qui constitue un changement de civilisation -- d'une réduction massive et rapide du temps de travail : c'est la thèse de Jacques Robin ou de Roger Sue -- que développe aussi, par exemple, Jeremy Rifkin dans son livre La fin du travail. D'autres, tels Guy Aznar, Alain Caillé ou Jean-Louis Laville, pronostiquent une évolution plus graduelle, au terme de laquelle le travail n'aura pas disparu mais aura été réinventé. Mais tous, nous partageons le constat que, depuis une quinzaine d'années, les gains de productivité ne sont plus convertis en réduction du temps de travail. Ce qui est une absurdité au regard de l'évolution historique de long terme (nous travaillons presque deux fois moins qu'il y a un siècle). Ce qui est aussi une façon, insidieuse et inégalitaire, de partager le travail, en réservant salaire et emploi stable à certains tout en laissant aux autres chômage, temps partiel contraint et emplois précaires. Faute d'avoir pris la mesure des transformations profondes du système productif, nous nous enfermons dans des impasses inacceptables.

Des activités et des entreprises

innovantes pour concilier

initiative et solidarité

Pour nous, la réduction du temps de travail n'est pas seulement une réponse à la crise de l'économie de marché : c'est surtout une porte ouverte sur une autre façon de vivre en société. La perspective de la réduction du temps de travail est aussi la reconnaissance et le développement de pratiques économiques ne relevant ni de la logique des entreprises capitalistes, ni de celle de l'État, ne se réduisant ni à l'économie marchande ni à l'économie publique. Au-delà des différences, notamment stratégiques, qui conduisent certains à l'appeler "tiers secteur" ou "tiers secteur social et écologique", d'autres "secteur quaternaire", d'autres encore "économie solidaire", se ranime l'inspiration d'une économie associationniste : parce que l'association de plusieurs personnes (mise en commun de leurs efforts) est un ressort de l'activité économique au même titre que la concurrence ; parce que les associations, depuis la loi 1901, ont souvent assumé des activités délaissées ou mal assurées par l'État ou par les entreprises, mais n'ont pas toujours su ni pu le faire ; parce qu'enfin l'idée d'association exprime la nécessité de donner un cadre collectif aux activités et aux personnes impliquées dans ces activités. Il est donc bien clair pour nous que ces nouvelles activités n'ont rien à voir ni avec des emplois de domestiques ni avec des occupations pour pauvres improductifs.

Voilà pourquoi il faut promouvoir pour elles-mêmes des activités qui contribuent tout à la fois au renforcement du lien social et à la création de richesses. Or, en les réduisant jusqu'ici au rôle de simples gisements d'emplois ou en les abandonnant à l'action caritative, les politiques publiques n'ont pas été à la hauteur de l'enjeu, et en ont dévoyé les promesses. Du coup, les entrepreneurs sociaux et les militants fortement investis dans ces projets et réalisations ont l'impression d'avoir été trahis, tandis que les responsables publics se désolent du manque d'ampleur des résultats atteints. Il faut sortir de ce gâchis.

Pour cela, il devient urgent de recomposer les rapports entre la société et l'économie, autrement dit de restaurer un pouvoir citoyen sur l'économie qui reconnaisse la richesse et la diversité des pratiques économiques, qui favorise une économie plurielle, organisée autour de trois pôles :

- l'économie marchande (privée) à laquelle l'idéologie libérale, contre toute évidence, réduit l'économie ;

- l'économie publique, non marchande, sans laquelle le marché ne serait guère efficace, car l'entreprise utilise une main-d'œuvre qu'elle n'a ni éduquée, ni formée, et hérite d'un capital social et culturel essentiel à son développement (en outre, sans cette économie publique, 45% des adultes en France sombreraient dans la pauvreté, faute de prestations sociales financées par redistribution) ;

- et, enfin, une économie à large base associative, parfois même informelle ou non monétaire, essentiellement animée par la réciprocité et l'entraide mutuelle, dans la famille, le voisinage ou des associations. Une économie qui n'est nullement résiduelle, quoi qu'en pensent ceux qui confondent la comptabilité publique et la réalité, et qui est appelée à jouer un rôle de plus en plus important dans tous les domaines de la vie sociale.

Le revenu minimum,

un impératif politique et social

Faute d'ouvrir ces perspectives d'avenir, la régression sociale menace. On le voit aujourd'hui aux États-Unis où le Welfare (l'État-providence) recule devant le Workfare (le travail obligatoire). On le voit aussi en Europe où certains réclament avec de plus en plus d'insistance que le droit à des prestations sociales soit lié à un devoir de travailler, à tout prix et dans n'importe quelles conditions. Certaines législations ont déjà été infléchies dans ce sens, et, depuis quelques années, se propage l'idée que les exclus sont responsables de leur situation -- comme si l'on voulait préparer les esprits à ces pratiques du siècle dernier, quand le capitalisme sauvage condamnait les plus pauvres au travail forcé.

Disons-le tout net : il est inacceptable de faire porter ainsi le poids du soupçon sur les plus démunis. Il n'y a donc pas d'autre choix que d'aller résolument de l'avant, dans le sens de la démocratie et du progrès social, en réaffirmant notre solidarité et notre confiance envers eux : ce ne sont pas les exclus qui font preuve de "mauvaise volonté", c'est la capacité de notre société à partager l'emploi, les revenus et les statuts qui fait défaut. D'où la nécessité de réformer le RMI, dont les conditions trop restrictives qui accompagnent aujourd'hui son versement enferment les exclus dans un cadre où ils ne peuvent ni élaborer, ni mettre en œuvre, un projet d'insertion.

Dans ce but, nous souhaitons retrouver l'esprit initial du RMI : instaurer, dans une perspective humaniste, deux droits (le droit au revenu et le droit à l'insertion). Et cela ne peut être envisagé indépendamment d'une impulsion forte en faveur de la réduction du temps de travail et de l'économie plurielle.

Un choix de civilisation :

les responsabilités historiques de la gauche

Ce n'est pas en opposant l'économie et la société -- opposition présentée comme celle de l'efficacité et de la justice -- que l'on sortira de la crise. Il s'agit, au contraire, de les concilier. Travailler plus efficacement ? Oui, à condition que tous en profitent. Accroître la production marchande et les parts de marché ? Oui, dans le respect minimal de règles de justice, de cohésion sociale et d'équilibres écologiques. Répartir les richesses plus équitablement, oui aussi, car -- on l'oublie trop souvent -- l'efficacité économique dépend également de la diversité, de la créativité et de la solidarité de la société.

Est-ce vraiment possible ? Oui, si les chefs d'entreprise, notamment des petites et moyennes entreprises, comprennent que leur réussite passe, à moyen et long terme, par la réussite et le dynamisme de tous. Ainsi que par la capacité d'entreprendre dans tous les domaines de l'existence, pas seulement dans le domaine marchand. Oui, si l'on prend conscience que seule une visée ambitieuse, fondée sur un pari de démocratie et de solidarité, est susceptible de redonner foi en la politique et en l'avenir. Oui, enfin, si l'on sait tirer parti d'une conjoncture historique inédite, celle qui voit la gauche être ou participer au pouvoir dans treize pays d'Europe sur quinze.

La gauche doit avoir le courage politique de construire une nouvelle alliance entre ceux qui œuvrent dans les secteurs les plus exposés à la concurrence internationale, ceux qui en sont plus ou moins à l'abri et ceux qui se retrouvent aujourd'hui exclus du monde salarial. Cela implique des arbitrages financiers et une redéfinition du partage des richesses. Pour cela, la gauche ne peut se contenter d'un retour au keynésianisme d'après-guerre : il ne suffit plus de relancer la croissance pour, ensuite, en redistribuer une partie des fruits -- d'ailleurs, Keynes lui-même était bien plus visionnaire (voir son texte ci-dessous) --, c'est un nouveau contrat social qu'il faut élaborer.

Faute d'y répondre, si elle se borne à défendre les intérêts des salariés les moins bien lotis contre les appétits des salariés les mieux nantis -- aux dépens de ceux qui sont aujourd'hui sacrifiés --, la gauche échouera politiquement et moralement. Un échec qui serait dévastateur. Nos sociétés européennes sont donc face à un choix décisif : ou la barbarie ultralibérale, ou le pari de confiance généralisé de tous envers tous, de l'État envers tous, et de tous envers l'État. C'est dans un tel pari, seul admissible pour de véritables démocraties, qu'il faut puiser les ressorts d'une énergie renouvelée. Espérons que la gauche européenne saura s'en convaincre au plus vite.

Pour sa part, l'AECEP invite le lecteur à suivre le débat inauguré dans ce livre, afin de transformer en réalités durables les réformes encore timides -- sur le temps de travail et les activités émergentes -- que le gouvernement français vient d'esquisser.

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