Encéphalopathie spongiforme bovine, hormone de croissance et maladie de Creutzfeldt-Jakob

Anne-Marie de RECONDO, directeur de recherche au CNRS

Des interrogations en matière de santé publique, en relation avec l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), ont occupé le devant de la scène depuis les déclarations du gouvernement britannique du 20 mars 1996. Les 136 cas d'ESB dénombrés entre 1986 et 1987 ont marqué le début d'une grande épizootie qui a touché plus de 160 000 bovins, recensés à 99,7% au Royaume-Uni. La consommation de farines de viande et d'os contaminées a été désignée comme étant à l'origine de cette épizootie. La question du passage à l'homme de l'encéphalopathie spongiforme, via l'ingestion de viande bovine, s'est posée lorsque quinze cas atypiques de maladie de Creutzfeldt-Jakob ont été recensés en Grande-Bretagne entre 1994 et 1996. Traits communs : un âge anormalement jeune (29 ans au lieu de 63 en moyenne) et des lésions cérébrales inhabituelles.

En quelques mois, la possibilité de la transmission de l'encéphalopathie spongiforme bovine à l'homme est devenue une quasi certitude. Le nombre d'enfants traités par une hormone de croissance extractive et ayant ainsi contracté la maladie ne cesse de croître dans notre pays (plus de 50 cas à ce jour). Les travaux récents d'une équipe américaine suggèrent en outre que la maladie de Creutzfeldt-Jakob pourrait être également transmise par le plasma sanguin. Ces annonces, amplement médiatisées, ne peuvent que nous interpeller. De tels scénarios catastrophes pouvaient-ils être évités ? Et comment ? Quelles leçons tirer de ces tragiques événements ?

La maladie de Creutzfeldt-Jakob fait partie des Encéphalopathies spongiformes subaiguës, maladies du système nerveux central, toujours mortelles, frappant aussi bien l'homme que les animaux. Ces maladies sont généralement rares, héréditaires ou sporadiques, et peuvent être transmises expérimentalement au sein d'une même espèce et parfois d'une espèce à une autre. Dès 1936, deux vétérinaires français, J. Cuille et P.L. Chelles, ont démontré le caractère non conventionnel de l'agent responsable de ces maladies, particulièrement résistant aux méthodes de stérilisation couramment utilisées et présent dans le cerveau et la moelle épinière des moutons atteints de «tremblante» (ou «scrapie»). Quelques années plus tard, l'étude du kuru, maladie neurodégénérative qui chaque année tuait 1 à 10% des membres d'une peuplade de Nouvelle Guinée dont les rites funéraires impliquaient la consommation des cadavres de leurs ancêtres et notamment de leur cerveau, confirma la transmissibilité de ce type d'affection. En effet, D. C. Gajduzek et ses collaborateurs réussirent à transmettre la maladie au chimpanzé par injection intracérébrale de filtrats acellulaires de cerveaux de patients décédés. Ils firent en outre une observation fort intéressante : des peuplades voisines pratiquant les mêmes rites funéraires ne développaient pas la maladie, ce qui indiquait que le contexte génotypique jouait un rôle essentiel dans la susceptibilité au kuru. Toutes les tentatives faites depuis pour mettre en évidence une particule virale dans les extraits infectieux ont échoué. En revanche, l'équipe de S. Prusiner a découvert, en 1982, que les fractions infectieuses les plus purifiées étaient presque exclusivement constituées d'une protéine dont les mutations à elles seules peuvent entraîner l'apparition d'une encéphalopathie spongiforme. Ils l'ont définie comme l'unité infectieuse et nommée «prion» (proteinaceous infectious particle).

Que savait-on des prions avant l'épidémie de la vache folle ? Ces agents transmissibles non conventionnels diffèrent des virus par leur taille et leur résistance à différents traitements (chaleur, UV, radiations ionisantes). Contrairement à tous les virus connus, ils n'entraînent pas de réponse spécifique du système immunitaire. Aucun procédé d'inactivation des acides nucléiques n'a d'effet sur l'infectiosité alors que les méthodes de dénaturation ou de dégradation des protéines l'altèrent de façon définitive. La protéine détectée dans les fractions infectieuses dérive en fait d'une protéine cellulaire normale, la «protéine prion» ou PrP. Chez les individus sains, la PrP est majoritairement retrouvée dans les neurones où elle est située à la surface externe de la membrane plasmique. Son isoforme pathogène (*cf. glossaire en fin d'article) est localisée dans le cytoplasme des neurones des individus infectés où elle s'accumule. Ces deux protéines ne diffèrent que par des modifications conformationnelles (*) qui rendent l'isoforme pathologique partiellement résistante à une enzyme de dégradation des protéines, la protéinase K. Tout se passe comme si la protéine PrP échappait à son catabolisme (*) dans le neurone de l'individu infecté, son accumulation entraînant la mort neuronale. Toutes les formes héréditaires d'encéphalopathies spongiformes subaiguës présentent sans exception des mutations de ce gène. En revanche, aucune mutation du gène de la PrP n'a pu être détectée dans les formes sporadiques qui, cependant, sont majoritairement associées à une homozygotie du codon (*) 129. Enfin, des souris délétées du gène de la PrP ne sont pas infectables. L'ensemble de ces données a conduit S. Prusiner à émettre l'hypothèse d'un agent infectieux de nature exclusivement protéique. L'isoforme pathogène de la PrP serait apte à induire le changement de conformation de la protéine normale provoquant la propagation de la maladie par un processus autocatalytique (*). Cette hypothèse qui remet en cause certains dogmes de la biologie moléculaire, n'est pas acceptée par l'ensemble de la communauté scientifique. En effet, elle est difficilement compatible avec la diversité des souches de prions observées dans les maladies naturelles et expérimentales, leur spécificité d'hôte ainsi que leur possibilité de mutation et d'adaptation à de nouvelles espèces. Dans l'hypothèse du «virino» proposée par les chercheurs britanniques, les prions seraient des particules infectieuses constituées d'une information génétique propre, entourée de molécules protéolipidiques appartenant à l'hôte, ce qui expliquerait l'absence de toute réaction immunitaire, mais la molécule support de l'information génétique n'a toujours pas été identifiée.

Malgré la complexité des problèmes, on savait depuis de nombreuses années que les prions constituaient une originalité de la microbiologie et que leur inactivation était particulièrement difficile à obtenir. Ils résistent remarquablement bien à la chaleur et aux radiations ionisantes. Il faut un autoclavage d'au moins une heure à 132°C pour les détruire et leur résistance aux rayonnements est 100 à 1 000 fois supérieure à celle des virus classiques. Leur sensibilité à l'inactivation chimique est atypique : le traitement à la soude 1N ou à l'eau de Javel à 12% sont les procédés les plus efficaces ; toute méthode dénaturant les protéines entraîne également une diminution nette du titre infectieux. On savait également que ces agents infectieux pouvaient perdurer pendant des années dans les pâtures, peut-être dans des réservoirs naturels (fourrage, acariens). Cependant, la tremblante du mouton, connue depuis deux siècles, n'ayant jamais été transmise à l'homme, il semblait évident que la barrière d'espèce ne pouvait être franchie qu'expérimentalement par injection intracérébrale ou périphérique. L'exemple du kuru avait démontré par ailleurs qu'au sein d'une même espèce la transmission par voie orale ou périphérique était très efficace. L'absence de méthodes de diagnostic précoce permettant de détecter la maladie avant l'apparition des signes neurologiques, la longue durée des périodes d'incubation qui peuvent atteindre plusieurs décennies, étaient également connues. Il est évident que la prise en compte de tous ces éléments aurait dû éviter la dramatique épidémie d'encéphalopathie spongiforme bovine et la crise socio-économique qu'elle a engendrées dans toute la communauté européenne.

L'encéphalopathie spongiforme bovine ou comment, quarante années après avoir éradiqué le kuru, l'homme a provoqué le même phénomène chez les animaux d'élevage. Les méthodes d'élevage intensif développées ces dernières années ont amené les éleveurs à utiliser des compléments alimentaires à base de farines animales, provenant des déchets d'abattoir et des produits d'équarrissage. Par souci de rentabilité, les fabricants anglais ont modifié au début des années 1980 les procédés de stérilisation de ces farines en abaissant la température et en supprimant un traitement par des solvants. Les conditions nécessaires à une inactivation correcte des agents infectieux de type prion n'étaient plus respectées. Ces farines contenaient des carcasses d'ovins atteints de tremblante ou plus vraisemblablement les carcasses des premiers bovins atteints par la maladie, celle-ci étant présente en Europe de façon sporadique bien avant 1985 (un premier cas de tremblante du b¦uf a été décrit par un vétérinaire français en 1883). Le recyclage à grande échelle des carcasses bovines dans la fabrication des compléments alimentaires, associé aux modifications du procédé de fabrication, a alors conduit à la dissémination de la maladie et débouché sur l'épizootie actuelle. Cette hypothèse concorde avec le caractère univoque de la maladie par rapport à la tremblante du mouton. En effet, contrairement à celle-ci, l'encéphalopathie spongiforme bovine semble engendrée par une seule et même souche de prion. Ainsi, en transformant des herbivores en carnivores, l'homme a réussi à reproduire le kuru avec une particulière efficacité.

Malheureusement la souche de prion incriminée dans l'encéphalopathie spongiforme bovine est particulièrement redoutable : elle est apte à franchir la barrière d'espèce par voie orale. Des animaux de zoo, des chats ont été contaminés par leur alimentation, la maladie a pu être transmise expérimentalement à des moutons par voie orale et à des macaques par injection intracérébrale. Les prions détectés chez ces animaux portent tous la signature biochimique du prion bovin. C'est, hélas, également le cas de la protéine prion présente dans le cerveau des patients atteints par la variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob récemment décrite (15 cas confirmés en Grande Bretagne et 1 cas en France). Le passage à l'homme a donc vraisemblablement déjà eu lieu. Devons-nous pour autant redouter une épidémie ? L'interdiction des farines contaminées, l'abattage des troupeaux infectés ont permis d'enrayer l'épidémie bovine et on peut espérer que les mesures prises dans la filière viande (élimination des tissus potentiellement infectieux : cervelle, moelle épinière, thymus, rate) suffiront pour éviter toute contamination par un animal ne présentant pas encore les signes extérieurs de la maladie. Il ne faut pas oublier cependant la possibilité qu'une transmission à d'autres espèces animales, ovins par exemple, ne se soit déjà produite. Les travaux récents de l'équipe de D. Dormont montrant que l'encéphalopathie spongiforme bovine pouvait être transmise à des souris par voie intracérébrale au bout de plusieurs passages, à partir de cerveaux dans lesquels la protéine pathogène restait indétectable lors des premiers passages, relancent l'hypothèse d'un agent infectieux, encore inconnu, dont la protéine prion ne serait qu'un cofacteur.

Les dérivés hypophysaires d'origine humaine, gonadotrophines et surtout hormone de croissance ont été à l'origine, en France, d'un nombre encore plus important de cas de maladie de Creutzfedt-Jakob. Certains lots utilisés dans ce type de traitement avaient été contaminés par une ou plusieurs hypophyses provenant de sujets atteints d'une maladie de Creutzfeldt-Jakob non encore diagnostiquée. Comme pour les formes sporadiques, l'homozygotie (*) du codon 129 est prépondérante chez les enfants atteints, ce qui souligne l'importance du patrimoine génétique de l'hôte dans le développement de la maladie et pose le problème d'une résistance des hétérozygotes (*), ou d'une durée d'incubation encore plus longue chez ces derniers. La contamination interhumaine peut survenir également dans des circonstances bien précises : greffes de cornée et de dure-mère, implantation d'électrodes profondes pour l'analyse de l'électro-encéphalogramme, utilisation d'instruments contaminés au cours d'interventions chirurgicales. L'annonce par une équipe américaine que les prions pourraient être transmis par le plasma a récemment élargi le débat. Ces transmissions iatrogéniques (*) posent deux types de problèmes. Comme pour le sang contaminé, elles soulignent les dangers de l'utilisation de matériel biologique, en particulier des techniques nécessitant le regroupement de nombreux échantillons afin de pouvoir en purifier certains éléments, et l'absolue nécessité de contrôles très stricts à ce niveau. Elles posent en outre la question d'une information réelle du public sur les risques encourus. Chaque malade devrait pouvoir choisir, avec le praticien, entre le risque potentiel et l'amélioration escomptée et cela est valable pour toute thérapeutique.

Quel rôle doivent jouer les scientifiques, les médias, les experts et les responsables politiques dans une crise de ce type ? Les scientifiques doivent avoir le souci de transmettre leurs connaissances au grand public, surtout lorsqu'ils ont mis en évidence des dangers nouveaux : maladies nosocomiales (*), virus en émergence, agents génotoxiques... Ils doivent être ouverts à toute hypothèse nouvelle, à tout fait nouveau, même s'ils remettent en cause des données qu'ils croyaient bien établies. Leur avis ne peut jamais être péremptoire, car il n'est valable qu'en fonction de l'état de la science à un moment donné. Dans le cas qui nous occupe, l'expérience acquise avec la tremblante et le kuru aurait dû empêcher les dangereuses dérives de l'élevage britannique, mais elle ne pouvait laisser présager les propriétés très particulières de l'agent infectieux bovin, apte à franchir les barrières d'espèces par voie orale ou périphérique. Quoi qu'il en soit, un transfert d'information ne s'est pas fait entre les scientifiques et les décideurs, responsables des conditions d'élevage intensif mises en place dans les années 80.

Les médias doivent informer correctement, sans alarmer, en évitant tout effet de scoop ou de mode. Ils constituent un moyen de pression efficace et ont ainsi permi des avancées spectaculaires dans le domaine de l'amiante, de la pollution de l'eau et de l'air. Ils ont eu un rôle dissuasif important dans le cas du veau aux hormones. Ils doivent servir de relais entre les chercheurs, le public, les experts et les responsables politiques, tout en évitant si possible de diffuser une information avant qu'elle ne soit scientifiquement disponible.

Les experts, sollicités par les gouvernements, peuvent avoir un poids déterminant dans le choix des décisions. Leur rôle est de réunir le maximum d'informations auprès de personnes objectives et compétentes, d'analyser les risques mais aussi les conséquences économiques. S'ils suggèrent des mesures préventives, ils doivent s'assurer de la possibilité de les mettre en place et d'effectuer les contrôles nécessaires. Par exemple, les conditions d'équarrissage et de stérilisation des farines animales préconisées par la Communauté européenne ne peuvent être appliquées immédiatement en France avec l'équipement des entreprises concernées.

Les responsables politiques ont, quant à eux, le pouvoir de décision et de contrôle. Ils doivent savoir prendre des décisions rapides, sans lourdeurs administratives mais avec les mesures d'accompagnement nécessaires (contrôle, répression). Il faut qu'ils privilégient toujours les choix à long terme, qu'ils ne prennent pas davantage en compte «la balance commerciale des six prochains mois plutôt que les patients des décennies à venir». Ils doivent établir dans tous les cas les coopérations nécessaires entre les partenaires : producteurs, industriel, chercheurs, consommateurs et doivent veiller également à la cohérence des mesures prises dans les différentes filières ainsi qu'au niveau national et européen.

La crise dite de la vache folle est typique d'une forme d'accident dont les tendances de l'évolution technique et économique risquent malheureusement d'amener la répétition. L'emploi des farines animales dans l'alimentation des bovins n'était pas justifié sur le plan nutritionnel, hormis pour les vaches laitières. Il n'a pu être envisagé par les fabricants d'aliments du bétail qu'à titre de substitution des tourteaux classiques, de soja essentiellement, en fonction des rapports de prix. Par ailleurs, les dérives technologiques dans la production des farines animales remettent en cause les filières de recyclage des déchets organiques en agriculture et dans le secteur agro-alimentaire. Des choix purement économiques ont provoqué la dissémination d'une souche de prions particulièrement infectieuse, apte à franchir la barrière d'espèce et, de ce fait, ont non seulement entraîné une épizootie sans précédent, mais encore posé un grave problème de santé publique. Notre société de consommation a préféré la rentabilité et l'hyperproduction à une utilisation harmonieuse des ressources naturelles ; elle a choisi les risques liés à des compléments alimentaires mal contrôlés, plutôt que d'envisager la remise en culture des jachères en plantes fourragères. Comme l'a suggéré récemment J. F. Mattéi, il serait éthiquement nécessaire de créer une agence de sécurité sanitaire, absolument indépendante des acteurs professionnels pour qu'une crise de ce type puisse être, à l'avenir, efficacement évitée


Glossaire

* autocatalytique : réaction qui s'opère et s'amplifie sans recourir à l'action d'un agent extérieur.

* catabolisme : ensemble des réactions chimiques qui permettent la dégradation naturelle des substances organiques, soit pour produire de l'énergie, soit pour éliminer des molécules vieillies ou toxiques.

* codon : séquence de trois bases dans une molécule d'ADN ou d'ARN qui induit spécifiquement l'incorporation d'un seul acide aminé lors de la synthèse d'une protéine.

* homozygotie : les deux chromosomes d'une même paire portent au même emplacement deux gènes identiques (allèles), normaux ou pathologiques, l'un venant du père, l'autre de la mère.

* hétérozygote : se dit d'un sujet chez lequel les deux chromosomes d'une paire portent au même emplacement deux gènes dissemblables.

* iatrogène ou iatrogénique : provoqué par un traitement médical.

* isoformes : les différentes formes sous lesquelles peut exister une protéine donnée. Elles se distinguent les unes des autres par des propriétés physico-chimiques différentes : structure, affinité pour d'autres molécules, thermostabilité, etc.

* maladies nosocomiales : infections contractées en milieu hospitalier.

* modification conformationnelle : changement dans la structure spatiale d'une protéine qui modifie ces propriétés, en particulier sa sensibilité aux enzymes de dégradation


Références

Prusiner, S. B., Molecular biology and pathogenesis of prion diseases, TIBS, 21, 482-487 (1996)

Collinge, J., et al., Molecular analysis of prion strain variation and the aetiology of «new variant» CJD, Nature, 383, 685-690, (1996)

Lasmézas, C. I., et al., Transmission of the BSE agent to mice in the absence of detectable abnormal protein, Science, 275, 402-405, (1997)

Petitjean, S., La crise de la vache folle, Dossier de l'environnement de l'INRA n°13, (Novembre 1996)

De Recondo AM, "Les prions: doutes et réalités", Science de la Vie, Les Lettres des départements scientifiques du CNRS (juin 1996)

De Recondo J, Maladie de Creutzfeldt-Jakob. Vers une épidémie? La revue du Praticien, 10, n° 353, 27-34 (1996).