L'article ci-dessous de notre ami Jacques Testart (écrit avant l'annonce du clonage de la brebis écossaise) traite de la puissance impériale de la génétique : elle lui fait craindre le spectre d'un «nouvel eugénisme». Henri Atlan, familier de Transversales, donne son accord aux réflexions de Jacques Testart sur l'usage abusif de la métaphore «programme génétique» -qu'il dénonce depuis longtemps. Mais il réfute les exemples choisis pour dénoncer la dérive eugénique. Dans un vif débat qui réjouira nos lecteurs, Jacques Testart lui répond.

Pour sa part Transversales s'interroge. L'eugénisme et l'eugénique français anciens, qui se posaient comme scientifiques, ont toujours eu de fait prétention universelle à améliorer l'espèce humaine et à protéger la société occidentale contre sa décadence. Aussi l'utilisation même du terme «eugénisme» pour des pratiques individuelles n'aggrave-t-elle pas les malentendus ?

Nous reviendrons sur ces thèmes dès l'«Éclairage» de notre prochain numéro que nous consacrerons à la bioéthique. Les pouvoirs fabuleux acquis récemment par les hommes dans la procréation du vivant obligent en effet à une large réflexion, centrale pour le sens de nos actes.


Génétique : puissance et illusions

Jacques Testart

La génétique est la discipline de la biologie qui s'efforce de découvrir et de contrôler les relations entre les composants élémentaires du corps (les gènes, composés d'ADN) et les manifestations du vivant. Ce faisant, la génétique a plusieurs facettes : elle est d'abord une anatomie, au niveau moléculaire, pour décrire la place et la structure des gènes, puis une physiologie pour rechercher les modes de fonctionnement généraux et ceux spécifiques à chaque gène ; elle est enfin une approche médicale (dans le cas de la génétique humaine) ou industrielle (usage agro-vétérinaire) pour favoriser les meilleurs génomes (sélection, conseil génétique) ou corriger les génomes différents (transgenèse, thérapie génique).

Peut-être est-il regrettable que le terme «génétique» recouvre un champ tellement vaste, comme si la possibilité de ramener chaque phénomène à sa composante génique avait rendu désuètes les anciennes disciplines des sciences du vivant : anatomie, physiologie, pathologie, etc. L'accaparement de ces disciplines par la stratégie moléculaire autorise les progrès spectaculaires dans le déchiffrage des gènes ; mais cette dynamique n'est pas sans conséquence sur l'imaginaire des citoyens, sur le sens et les moyens de la recherche en biologie, et sur le métier de chercheur lui-même. Pourtant quelques évidences devraient ramener la génétique triomphante à plus de modestie, tel le constat d'empreintes digitales différentes chez les vrais jumeaux, telle aussi, pour un arbre quelconque, la variété infinie de la forme des feuilles ou du nombre des fleurs, au cours des années successives. Si ces fantaisies atteignent les moins perfides des créatures vivantes qui constituent le monde végétal, quel crédit accorder au «programme génétique» que chacun d'entre nous est supposé devoir exécuter ? Puisque le totalitarisme génétique tente cependant d'imposer la croyance que «tout est dans les gènes», comment résister aux interprétations abusives pour qualifier biologiquement la personnalité de chaque personne ? A ces deux questions fait écho une troisième, plus redoutable et inspirée par les succès de la génétique, indéniables au plan descriptif, mais qui peinent à être traduits au plan thérapeutique. Si la génétique devait demeurer plus compétente à qualifier qu'à soigner, comment éviter que la performance des diagnostics ne vienne réactiver les projets eugéniques ?

Sur le «programme» génétique

C'est seulement récemment que certains biologistes se sont élevés contre les abus de langage (et donc de pouvoir) de la génétique moléculaire. Les gènes ne sont pas détenteurs d'un «programme» de développement que la machinerie moléculaire n'aurait plus qu'à exécuter ; ils recèlent des données, traitées par le réseau métabolique qui, lui-même, influence l'état d'activité des gènes. Il existe alors un ensemble dynamique et susceptible de fluctuations, si bien que «le processus génétique ne se trouve pas dans le gène...» et que la métaphore du programme génétique, comme l'écrit Henri Atlan «conduit à attribuer au génome les propriétés qu'on attribuait autrefois au germe et qu'on appelait la Vie. Derrière la métaphore du programme apparaît alors «l'essence de la vie» et celle-ci est bien vite transformée en sanctuaire et en patrimoine».(1) Le biologiste moléculaire Richard Strohman affirme aussi que «les règles gouvernant la régulation physiologique et les niveaux d'organisation cellulaire et supracellulaire ne sont pas localisées dans le génome mais dans des réseaux épigénétiques interactifs qui organisent eux-mêmes la réponse du génome aux signaux de l'environnement».(2) Ces réactions critiques contre «la légende du Graal biologique» sont amplifiées par le généticien Richard Lewontin qui ironise sur «l'inanité de la légende : l'ADN est donc devenu l'objet d'un véritable fétichisme, imputable au prosélytisme ardent et évangélique des Templiers modernes, et à l'innocence naïve de leurs acolytes, les journalistes, qui ont avalé sans discrimination le catéchisme dispensé. On peut également soupçonner le rôle d'une prédisposition idéologique certaine...»(3).

Il importe d'insister sur la portée d'une telle usurpation du phénomène vital, que les fétichistes de l'ADN assignent à cette molécule inerte. En réalité, les déterminations du vivant impliquent un réseau complexe d'interactions entre les gènes et les protéines, et entre les gènes, les protéines et l'environnement. Ramener cette complexité interactive à l'exécution d'un programme (métaphores usuelles de la «partition d'orchestre» ou de la «lecture d'un livre») c'est faire croire que l'ADN recèle les secrets de la vie, de l'identité, des déviances ou des pathologies.

Corrélation ou causalité ?

C'est pourquoi le totalitarisme génétique prétend, par exemple, avoir scientifiquement démontré, et parfois quantifié, des liaisons entre tel gène et tel trait à composante comportementale (intelligence, schizophrénie, délinquance, homosexualité, dépression, etc.). Ces affirmations rencontrent encore une saine incrédulité du public, mais l'annonce de la découverte des gènes de pathologies somatiques est le plus souvent accueillie avec respect, et rares sont ceux qu'indispose le sempiternel commentaire sur «la voie ainsi ouverte pour la guérison de cette maladie»...

Il faut rappeler qu'une relation entre deux éléments (par exemple la présence d'un gène et le constat d'une pathologie) est supposée exister si le seuil statistique arbitraire de 5% est atteint, c'est-à-dire si les tests vérifient la relation 95 fois sur 100. On conçoit donc que la multiplication des essais de corrélation augmente d'autant la probabilité de découvrir une corrélation statistique. Ainsi, parmi 100 causes éventuelles d'un phénomène, quelques-unes (environ 5) seront «scientifiquement» démontrées, mais par le seul effet du hasard... De plus, et même si une véritable corrélation existe entre tel gène et telle caractéristique, ceci ne signifie pas que le gène est responsable de cette caractéristique mais seulement qu'il peut concourir à sa manifestation, parmi d'autres gènes et d'autres facteurs non génétiques. Il est donc pour le moins abusif d'établir une liaison directe entre les dérèglements de l'organisme et la présence d'un gène particulier, sauf dans les cas assez rares de maladies monogéniques (comme la myopathie ou la mucoviscidose). Que signifient alors ces découvertes annoncées récemment de gènes responsables de l'infarctus du myocarde, de la dépendance à la cocaïne, de l'anovulation, de la dyslexie, de la résistance au choléra ou au paludisme, du «goût du changement», de l'obésité, du risque pulmonaire des fumeurs, du vieillissement, de l'épilepsie, des différents cancers, de l'autisme, de la petite taille, du stress post-traumatique, de l'hypertension artérielle, etc. ? Encore cette liste ne prend en compte que les communications scientifiques, en négligeant les annonces médiatiques comme celles de gènes de l'intelligence ou de l'homosexualité !

Une récente opération publicitaire de Philip Morris niait scientifiquement le risque pour la santé encouru par les «fumeurs passifs» (risque relatif = 1,49)... Au-delà de son but mercantile, cette opération fut un indéniable pavé dans la mare des évaluations statistiques abusives, telles celles que produit la science génétique : la mesure d'un risque à l'aide d'un seul nombre exclut les relations complexes du vivant avec le monde, elle est une simplification abusive de la réalité et une contribution illusoire à la connaissance. N'est-il pas significatif que les responsables scientifiques et politiques se soient alors indignés de l'usage non politiquement correct que la firme avait fait de résultats parus dans les meilleures revues et obtenus selon les critères usuels de la science ?...

Limites de la génétique

Il existe pourtant des indices des difficultés de la génétique à tout expliquer. Ainsi, et contrairement à la relation habituelle qu'on peut établir entre un ou plusieurs gènes et une pathologie donnée, on découvre des cas (oncogène ret) où un même gène est associé à quatre pathologies distinctes. On constate aussi que la même maladie (exemples : mucoviscidose, hémophilie) peut correspondre à des centaines de mutations différentes du même gène. Par ailleurs, certaines «erreurs» génétiques ont des implications inattendues, comme chez les porteurs sains (hétérozygotes) du gène de la mucoviscidose réputés vivre plus vieux, être moins sensibles au choléra, mais plus fréquemment stériles... tandis que les porteurs des gènes de la maladie de Tay-Sachs ou de la thalassémie sont respectivement protégés de la tuberculose et du paludisme. Le caractère favorable ou défavorable de telle caractéristique génétique (mutations) n'est donc pas clairement défini, et l'implication pour la santé publique est parfois ambiguë, comme il arrive quand on découvre que les fumeurs sont relativement protégés de la maladie d'Alzheimer... Certaines mutations semblent même n'avoir que des effets bénéfiques, comme celle du corécepteur CCR5 qui confère une résistance au VIH.

De fait, c'est dans son implication d'anatomie moléculaire que la génétique réussit le mieux, et les succès des programmes d'analyse du génome en témoignent. On sait extraire, découper, décrire la molécule d'ADN comme il y a quelques siècles on apprenait à ouvrir, disséquer, dessiner les corps entiers. La médecine fut inventée plus tard. Depuis que la recherche scientifique s'est organisée, des modes de pensée hégémoniques se sont succédé, jusqu'à la pensée unique du modèle moléculaire qui occupe presque toute la recherche aujourd'hui. Ce qui est nouveau, c'est la fonction prépondérante de l'agir technique dans le processus scientifique, puisque la découverte génétique n'arrive, le plus souvent, qu'à l'issue du respect minutieux de protocoles convenus, laissant bien peu de place à la créativité. L'extrême sophistication des techniques ne justifie pas que les meilleures revues scientifiques fassent honneur à des travaux dénués de toute originalité si ce n'est celle, inépuisable, de viser un nouveau gène ou une protéine encore mal explorée. Il se pourrait que la «génomanie», en instituant la molécule comme unique référence de la biologie, en vienne à prendre les outils de laboratoire pour des concepts, et leur maniement adroit pour de l'intelligence.

Un récent article de la revue Science, analysant plus de 100 essais de thérapie génique (4), est venu pondérer le bel enthousiasme que répandent les généticiens moléculaires, de déclarations hebdomadaires en Téléthon annuel : «Il n'y a encore aucune preuve de bénéfice thérapeutique pour la thérapie génique (...) même chez l'animal». Si la revue américaine s'inquiète des centaines de millions de dollars ainsi investis, on peut plutôt s'étonner du simplisme qui, en réduisant le vivant à un édifice moléculaire, a admis qu'il suffirait de changer une brique défectueuse pour que tout fonctionne normalement... Pourtant, l'opération inverse qui consiste à inactiver des gènes de souris normales, comme ceux de la dystrophine ou de l'interleukine 2, ne rend pas ces souris myopathes ou immunologiquement déprimées. Souhaitons que cela finisse par marcher car les espoirs déçus des familles de malades aggravent encore leur détresse. Mais jusqu'ici, ce que la génétique réussit le mieux, c'est la dissection du génome, et ses avances indéniables consistent à décrire l'ADN «normal» de l'espèce humaine, et à dépister ses variantes à portée pathologique. L'anatomie médicale classique produisait des images dans lesquelles chacun pouvait reconnaître les constituants de son organisme et leur place dans le schéma corporel. Il en va différemment avec l'anatomie moléculaire que nous prépare le «programme Génome Humain» : la description n'est plus graphique mais codée (par triplets successifs des quatre lettres ATGC), d'où la mise en évidence d'infinies différences interindividuelles. La «carte du génome» humain ne correspondra à aucune personne car la génétique montre aussi qu'il n'existe pas d'individu «normal», chacun portant non seulement plusieurs gènes caractéristiques de graves maladies mais aussi d'innombrables «facteurs de risque» (ce qui d'ailleurs, porte à croire que l'état «naturel» résistera toujours aux rêves de santé permanente, et d'immortalité...). Pourtant, cette carte pourra servir de référence pour qualifier chaque individu, selon la nature et le degré de ses différences d'avec ce modèle abstrait figurant le «normal». Ébranlé par les débats d'un colloque sur l'impact social de la génétique moléculaire, un généticien se laisse aller à écrire : «Le programme Génome n'est peut-être pas aussi neutre politiquement, aussi anodin sur le plan idéologique que nous aimons à le croire (...) nous ne pouvons plus nous renfermer dans nos laboratoires, considérant que les applications de nos travaux ne nous concernent pas, ni même nous contenter de fournir des informations lorsqu'elles nous sont demandées...»(5).

Des humains sous contrôle génétique

Si on est encore incapable de soigner une personne génétiquement malade par apport du gène «normal» dans l'organe déficient, on peut parfois modifier la totalité de l'individu, à condition d'introduire le gène dès le début de la vie, à la fécondation. Cette opération de «transgenèse» ou «thérapie germinale» est actuellement prohibée dans l'espèce humaine mais elle commence une carrière agro-vétérinaire dont le but n'est plus de réparer une anomalie mais d'améliorer les performances. Effet indésirable : des betteraves à sucre ainsi devenues résistantes à un herbicide grâce à la transgenèse ont pu faire passer cette propriété aux mauvaises herbes environnantes... Les OGM (organismes génétiquement modifiés) sont pourtant répandus dans la nature au risque de migration, mutation, multiplication, dont les effets sur les équilibres biologiques ne sont pas maîtrisables. La récente aventure du prion, drame né de la priorité donnée à la compétitivité économique sur le développement durable, devrait ici servir de leçon.

En attendant, la mythologie d'une qualité humaine supérieure reçoit l'aval considérable de la science génétique, ou plutôt d'une certaine interprétation des nouvelles connaissances. Mais qu'est-ce donc alors qu'un humain «de bonne qualité» ? Au contraire des animaux domestiques, sélectionnés par l'homme pour les propriétés qui lui sont utiles, l'humain ne saurait être défini d'un point de vue utilitaire sans remettre en cause le principe d'altérité et la notion même de personne humaine. Si l'aggravation de l'idéologie compétitive devait user des nouvelles technologies pour auto-sélectionner les «meilleurs» spécimens de notre espèce, on s'exposerait à faire du médical un art vétérinaire. Mais au contraire de l'évolution dirigée du monde animal, celle de l'humanité aurait un caractère irrationnel et dépendrait d'options arbitraires ou utopiques.

Pourtant, on aurait tort de craindre que la génétique humaine s'autorise à changer les hommes à coups de «manipulation génétique». Plusieurs obstacles empêchent heureusement cette perversion puisqu'on est autant incapable de définir l'homme supérieur que d'assurer sa promotion, ou de justifier socialement sa fabrication. C'est pourquoi l'avenir de la génétique devrait passer par la qualification des humains plutôt que par leur modification. Cette finalité diagnostique ne peut qu'augmenter à mesure de la localisation des gènes, de la connaissance de leurs fonctions, de la fiabilité de leur identification. C'est la rencontre entre cette aptitude au diagnostic et les techniques de procréation assistée qui nous semble constituer le terreau d'un nouvel eugénisme. L'eugénisme classique consistait essentiellement à interdire la procréation d'individus jugés inférieurs. Malgré sa violence, et la stérilisation de dizaines de milliers de personnes dans le premier tiers de ce siècle, cette pratique était sans conséquences génétiques réelles (6). En effet, le plus «taré» des individus produit essentiellement des gamètes «normaux» et sa descendance potentielle ne peut être évaluée que sur pièces c'est-à-dire à l'issue des loteries génétiques que constituent la production des gamètes (méiose), la fécondation (rencontre aléatoire de l'ovule avec un spermatozoïde) et les mutations inhérentes. Seule la sélection de l'¦uf fécondé est digne d'un eugénisme scientifique ! Cette sélection est devenue possible depuis que l'¦uf humain est conçu dans les éprouvettes (fécondation in vitro), qu'il y séjourne en effectifs importants (production d'embryons dits «surnuméraires») et qu'on sait identifier tel aspect de son ADN comme on le ferait chez un adulte (diagnostic préimplantatoire). L'enjeu est alors de retenir le moins défectueux parmi les nombreux embryons disponibles pour chaque couple, afin de transformer celui-ci en enfant idéal si ce n'est en «enfant parfait» (7). Aussi ce n'est pas la «manipulation génétique» qui nous menace, mais «seulement» la qualification : la référence à un modèle virtuel («la carte du génome humain»), et la capacité de caractériser les déviances de chacun par rapport à cette cartographie, ouvrent l'ère de nouveaux classements et donc de nouvelles hiérarchies entre les hommes. Parmi les hommes qui pourraient exister on choisira ceux aux génomes les plus prometteurs grâce au tri précoce des embryons. Parmi les hommes qui déjà existent on affectera les fonctions et on évaluera la couverture des risques de maladie selon le profil génétique. Fiction ? C'est encore Richard Lewontin qui remarquait que les projets de décryptage du génome humain «ne sont pas des projets scientifiques mais plutôt des organisations administratives et financières...».


Notes

1. Henri Atlan, «ADN : programme ou données ?», Transversales Science Culture n°33, Mai-juin 1995.

2. Bio/Technology n°12, février 1994.

3. Écologie politique n°5, hiver 1993.

4. Science n°269, 25 août 1995.

5. Biofutur, Mai 1994.

6. Jacques Testart, Le désir du gène, Flammarion, 1994.

7. Jacques Testart et B. Sèle, Le diagnostic préimplantatoire n'est pas un diagnostic prénatal précoce, Médecine Sciences, n°12, 1398-1401, 1996.